Violence, racisme & antisémitisme

C’était le service militaire...

Le 22 février 1996, quand Jacques Chirac annonça la fin de la conscription, Antoine Dubost était en plein milieu de son service. Il en garde quelques souvenirs drôles, mais surtout beaucoup de glaçants. Témoignage d’un appelé lambda.

Déclaré apte à la fonction de parachutiste après les « trois jours », et bien décidé à ne pas en être, je me suis finalement retrouvé, grâce à ma capacité à lever le bon « piston », affecté dans un régiment d’infanterie en Alsace. Moi qui avais cru à une aubaine sous les cocotiers, je me suis retrouvé à caserner dans l’est de la France. Faut dire que les opportunités « exotiques » qui s’étaient offertes à moi ne m’avaient pas tellement enthousiasmé : Kourou avec la Légion étrangère ou Split (Croatie) en pleine guerre des Balkans. En plus, elles auraient impliqué que je rallonge de six mois mon service de dix.

Mes collègues venaient principalement de la banlieue parisienne et du nord de la France. Peu avaient fait des études. On était moins d’une dizaine dans le contingent à avoir dépassé le niveau licence. Le régiment recevait des jeunes qui pouvaient voir leur peine de prison réduite s’ils faisaient leur service.

Les classes ? Un mélange de sport, de revue de chambrée, d’instruction militaire, de revue de chaussures, d’instruction aux armes, de revue de slip, d’instruction aux combats et de brimades. Sans oublier le cours de géopolitique : de vieilles diapositives de l’Europe, avec insistance sur feu le rideau de fer, et l’instructeur qui nous disait : « Les cartes sont obsolètes, maintenant le mal ne vient plus des rouges mais des gris. » Pour éclairer son propos, il désignait la partie basse de la diapo, au sud de la Méditerranée, là d’où venait une bonne partie des parents de mes collègues. J’ai osé une question sur la convention de Genève. Mauvaise idée : « Quand tu verras ton frère d’armes avec ses couilles dans sa bouche, tu me reparleras de la convention de Genève. »

Un jour de grand froid, j’attendais, les mains dans les poches de mon pantalon, quand j’ai vu débouler une caporale-cheffe, qui m’a intimé l’ordre de les retirer de là : « À l’armée, on ne se branle pas les couilles  ! Est-ce que je me branle les ovaires, moi  ?! »

Si je montais en grade, je pouvais devenir prof pour enseigner les bases de la langue aux 25 % du contingent qui avaient échoué au test de français niveau sixième. Bonus : j’aurais une piaule pour moi. Je suis passé sergent.

Après deux mois de classes supplémentaires, composées de sport, parcours du combattant, marche commando, pose de mines antichar, tirs en tous genres et vieux chants racistes (« Une famille de Viets, dans un fossé, du napalm pour les nettoyer ; le napalm, c’est bon, c’est chaud, le napalm, ça colle à la peau »), j’ai été affecté dans une compagnie de combat. Mes collègues sous-officiers m’ont alors assuré qu’ils me couvriraient si je faisais tomber un gris dans les escaliers. Un jour, de retour de Strasbourg après une cérémonie de commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv, le sergent-chef a réuni les sergents et devant nous, il a brûlé ses gants blancs : « Ils ont serré la main d’un juif. »

Finalement, je me suis retrouvé dans la Compagnie de commandement et de logistique, dispensant des cours de lecture niveau CP à de jeunes adultes déjà perdus.

Je me souviens avoir récupéré un soldat violé par sa chambrée.

Je me souviens d’un insoumis devenu père de famille, arrêté par la gendarmerie à l’occasion d’un contrôle à la frontière suisse, vingt ans après sa désertion. Il s’était lacéré le corps et je devais l’emmener à l’infirmerie.

Je me souviens d’un sergent-chef dépressif qui me parla de son passage désastreux au Rwanda – il avait été témoin visuel d’exécutions sommaires. Je me souviens de soldats cirant les pneus des véhicules disposés pour une revue afin d’améliorer leur aspect lors de la venue d’un général. Je me souviens avoir fait marcher au pas une partie de la compagnie en leur faisant chanter C’est la ouate, de Caroline Loeb.

Je me souviens aussi que le président Chirac a annoncé la fin du service militaire pendant que j’y étais. Ce fut un court mais joyeux bordel pour beaucoup de soldats qui pensaient, à tort, que l’annonce était à effet immédiat et qu’ils partiraient le lendemain.

Par contre, nombre de militaires engagés étaient dépités. Eux aimaient l’esprit de la conscription. L’un m’a dit, lors d’un exercice à Bitche (Moselle), tout le mal qu’il pensait de l’armée de métier alors qu’on partageait le camp avec des troupes d’engagés anglais : « des milices d’État, alors que l’armée française représente le peuple, la République ». Un autre m’a confié que selon lui la conscription permettait à l’institution de garder le contact avec la « vraie vie ». Souvent, les engagés étaient impressionnés par les civils que nous étions, notre liberté de raisonnement, de parole, notre autonomie. Certains craignaient la potentielle dérive extrémiste d’une armée encore plus opaque. Ceux-là, au fond, appréciaient la retenue que leur imposait notre présence.

À quelques jours de ma libération, tous les officiers et sous-officiers, engagés et appelés, furent convoqués à une réunion avec le nouveau chef de corps. Il nous demanda si l’on avait des remarques à faire. J’étais assis à côté d’un sergent appelé qui, comme moi, avait envie de parler. Nous avons levé la main. Tous les deux, nous tenions à signaler qu’il y avait dans le régiment de graves cas de racisme et d’antisémitisme. Si vous n’avez jamais été fusillé du regard par une assemblée de militaires, c’est là où il fallait être. La réponse du nouveau colonel a fusé : « Du racisme, OK, comme partout, de l’antisémitisme, non. »

À la sortie, mes anciens collègues sous-officiers de la compagnie de combat sont venus me prévenir : si je voulais garder mon intégrité physique, j’avais intérêt à ne plus jamais les croiser.

Puis le jour tant attendu est arrivé. J’ai rendu mon paquetage et je suis parti. Dans la chambre d’hôtel que je partageais avec mon frère aîné venu me chercher, on a regardé le journal régional à la télévision. Le fait du jour était l’interpellation, par les gendarmes, d’un sergent de mon régiment pour sa participation à la profanation du cimetière juif de Carpentras.

Antoine Dubost
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