Dossier « Le larcin plutôt que le turbin »
Je me souviens…
Je me souviens de l’école buissonnière à cinq ans : avec mon pote, on s’était cachés derrière les poubelles pour manger nos goûters. Je me souviens que j’arrachais les pancartes « Pelouse interdite » et les balançais au loin. Je me souviens d’un billet de train trafiqué entre Lyon et Skopje, en Macédoine, et qu’on m’a jeté du train à Annecy.
Je me souviens de notre premier verrou posé sur la porte de notre premier squat. Je me souviens de notre première nuit dans ce taudis, avec les voisins qui baisaient en hurlant. Je me souviens du perçage du compteur électrique avec un punk. Je me souviens des caisses de Saint-Nectaire qu’on piquait au dos du camion. Je me souviens des courses, et du bonheur d’avoir vingt ans et des jambes véloces. Je me souviens d’un vigile plus rapide à la course que moi et qui m’avait étendu dans le hall d’un Géant Casino. Je me souviens d’une carte téléphonique gratos, mais qui tenait à peine dans une valise. Je me revois de nuit, des heures au téléphone avec mon amoureuse, faisant tout mon possible pour ne pas être repéré.
Je me souviens de ma carte d’étudiant aussi fausse que possible au nom de Paul Durant. Je me souviens des flics qui m’avaient jeté dans la banlieue de Roanne et de ma course effrénée, sac au dos, pour attraper le dernier train. Je me souviens du policier qui m’a arraché la chemise dans sa voiture, et moi niant tout après un vol chez Décathlon. Je me souviens de la frénésie du vol, de l’adrénaline quotidienne, des boîtes de crabe, des bouteilles de vin qui redressaient la colonne vertébrale.
Je me souviens d’une choure de talkies-walkies pour la cause, d’un repérage pour piquer un stock de papier destiné à éditer je ne sais plus quel journal autonome dans les années 1990. Je me souviens de mes regards furtifs au-dessus de l’offset alors que j’imprimais la première brochure zapatiste à 500 exemplaires, en douce dans ma boîte. Je me souviens de l’impression d’un autre journal en 1995, en rêvant du Grand Soir et de la chute de Juppé. Je me souviens qu’on n’avait pas un sou mais qu’on était riche. Je me rappelle que je ne m’intéressais ni aux décodeurs trafiqués Canal+ ni aux bagnoles, mais qu’un vol de vélo me laisse encore honteux.
Je me souviens d’un rappel à la loi, d’un vigile que j’ai renvoyé dans ses vingt-deux mètres, d’un scandale aux caisses une fois où on m’a soupçonné alors que je n’avais rien piqué. Je me rappelle d’un contrôleur SNCF à Montluçon, tellement sympa à me faire des réductions alors que non, je la voulais cette amende, putain je la paye pas, je m’appelle Paul Durant, bordel ! Je me souviens de la tristesse de la marchandise découverte une fois chez moi, sauf après avoir chouré les œuvres complètes du Subcomandante Marcos chez Dagorno. Je me rappelle sans gloire de la librairie Champ libre à Paris, où tu pouvais prendre Karl Korsch ou La Société du spectacle sans que personne ne t’emmerde. Et je me souviens encore du libraire sympa qui m’a laissé repartir avec tous la collection des Corto Maltese.
Je me souviens d’un pote qui a sorti un bateau gonflable de cinq mètres de long à la barbe de tous les vendeurs. Je me souviens de ma sœur qui avait pêcho une chaîne hi-fi complète. Je me souviens d’une machine qui changeait la monnaie et à qui on a refilé toute notre cliquetaille de francs pour obtenir de bons marks allemands. Je me souviens d’une carte bleue que j’avais déclarée volée, avec laquelle on a fait les courses pour une coquette somme. Je me souviens de ce pote qui tenait la caisse d’un supermarché – oh yeah ! Je me souviens d’un Noël 1998 avec les chômeurs, où on a sorti une dizaine de Caddie surchargés sans payer. Je me souviens de cent Père Noël à Genève chourant gaiement dans les magos des bourges suisses. Et je me souviens d’un emploi de deux ans où j’ai oublié de pointer, mais qu’on m’a payé.
Cet article a été publié dans
CQFD n°166 (juin 2018)
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Paru dans CQFD n°166 (juin 2018)
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Mis en ligne le 28.04.2019
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