Esquisse d’une histoire de l’antimilitarisme

Crosse en l’air et rompons les rangs !

Peu avant la Commune de 1871, l’Association internationale des travailleurs se prononçait pour la suppression des armées permanentes, « pierre angulaire du despotisme ». Antimilitarisme, pacifisme, insoumission, « peuple en armes » : ces diverses formes de résistance à la monopolisation de la violence légale ont structuré la critique de l’armée et de l’ordre bourgeois. Entretien avec l’historien Éric Fournier.

Dans ton ouvrage La Critique des armes 1, tu différencies un antimilitarisme défensif d’un antimilitarisme offensif au sein du mouvement ouvrier. Quels sont les ressorts de ce distinguo ?

« La différence est ténue, car dans les deux cas, défensif comme offensif, le peuple ne rend pas les armes mais appelle à les retourner.

L’antimilitarisme défensif se déploie au “champ de grève”, selon la belle expression de la fin du XIXe siècle. En l’absence de forces de police dédiées au maintien de l’ordre, le Second Empire, et plus encore la IIIe République, envoient l’armée quand ils sont confrontés aux grèves et aux manifestations. Et ce sont des conscrits qui font face aux grévistes. Or, à partir de La Ricamarie en 1869, les luttes sociales sont scandées par de mortelles fusillades : Fourmies (1891), Narbonne (1907), Draveil (1908) entre autres. Pour les révolutionnaires, faire appel à l’humanité et à la solidarité de classe du conscrit est un impératif littéralement vital. Lors des manifestations, où les femmes se portent souvent en première ligne, on appelle les soldats à désobéir. “Rompons les rangs […]. Ils sauront bientôt que nos balles sont pour nos propres généraux” : à la “Belle-époque”, le cinquième couplet de L’Internationale est peut-être plus chanté encore que le premier. La “crosse en l’air” est la première espérance des antimilitaristes : celui qui est sous l’uniforme demeure un citoyen libre et souverain, qui doit se tenir prêt à l’indiscipline, disposé non seulement à ne pas tirer sur le peuple, mais aussi, qui sait ? à retourner ses armes contre ses propres officiers.

À ce moment-là on peut basculer de l’antimilitarisme défensif à l’antimilitarisme offensif, ouvrant une brèche révolutionnaire. C’est exactement ce qui s’est passé le 18 mars 1871 sur la butte Montmartre : le peuple en armes refuse de rendre ses canons, les femmes appellent les soldats à ne pas tirer sur leurs frères, la troupe met crosse en l’air avant de fusiller deux généraux. La Commune est née. »

Quels sont les temps forts de l’antimilitarisme en France ?

« Après la Commune, révolution irriguée par la critique du bellicisme comme le souligne la destruction de la colonne Vendôme2, l’antimilitarisme est un dénominateur commun à l’ensemble de la constellation révolutionnaire. Des anarchistes à Jean Jaurès, tous s’en réclament, à des degrés divers. Il s’exprime parfois de façon spectaculaire : la mutinerie des hommes du 17e de ligne lors de la révolte du Languedoc en 1907 en est un exemple fort.

Après les illusions perdues de “l’union sacrée” de 1914-1918, durant l’entre-deux-guerres, l’antimilitarisme est essentiellement porté par le Parti communiste, selon la ligne léniniste du “défaitisme révolutionnaire”, postulant que la révolution sera plus facile dans un pays dont l’armée a été vaincue par une puissance étrangère. Les autres, notamment les anarchistes, prônent plutôt un pacifisme non violent, excluant de retourner les armes.

Au temps des guerres de décolonisation, il est complexe de distinguer l’antimilitarisme de l’anticolonialisme. C’est une histoire en cours de défrichement.

La dernière séquence est plus claire, de 1968 à, environ, la victoire du Larzac (1981), la détermination antimilitariste est particulièrement subversive. Elle s’exprime aussi bien dans les comités de soldats que dans les dessins de Cabu. C’est aussi le temps des réfractaires et des insoumis, une infime minorité qui souligne néanmoins une délégitimation croissante des obligations militaires. De fait, la suspension du service militaire à la fin des années 1990 éteint en grande partie l’antimilitarisme comme fait social englobant. »

« L’antimilitarisme semble relever d’un passé révolu, d’une subversion neutralisée, d’un engagement anachronique », notes-tu en introduction du colloque de la Sorbonne sur l’antimilitarisme, en juin 2019. Quelle est l’actualité du sujet ?

« Il y a plusieurs foyers potentiels, susceptibles de se raviver à tout instant. C’est déjà le cas de la lutte contre le système militaro-industriel, notamment liée aux ventes d’armes à des pays commettant des crimes de guerre (l’Arabie saoudite au Yémen par exemple) que ce soit par des lanceurs d’alertes ou par des actions pour bloquer au port les cargos contenant le matériel.

Au “champ de grève”, si les violences policières mutilantes interrogent la paramilitarisation du maintien de l’ordre, force est de constater que l’armée elle-même s’oppose à ce que le dispositif “Sentinelle” participe au maintien de l’ordre, précisément pour éviter un moderne massacre de Fourmies.

Le dernier point est assez inquiétant et à mon sens sous-estimé. C’est la façon dont les valeurs militaires imprègnent la société civile, notamment à destination de la jeunesse. En témoignent de nombreux cas : officier de gendarmerie nommé principal adjoint d’un collège de Seine-Saint-Denis sans aucune formation préalable ; succès en librairie de vagues ouvrages de généraux à la retraite sur les vertus du commandement ou d’anciens soldats des forces spéciales ; “coaching” viriliste et émissions de téléréalité du même acabit ; etc. Et, évidemment, le Service national universel [SNU, lire p. XI], vision fantasmée d’un service national idéalisé par la génération au pouvoir – la première à n’avoir pas été concernée par la conscription, mais qui entend bien dresser la jeunesse par un simili-service militaire réduit à l’ennui et aux brimades. »

Propos recueillis par Mathieu Léonard

1 La Critique des armes. Une histoire d’objets révolutionnaires sous la IIIe République, Libertalia, 2019.

2 Érigée par Napoléon pour commémorer la bataille d’Austerlitz, « symbole de force brute et de fausse gloire » pour les communards.

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