Police VS quartiers populaires
« Qui a tué Mehdi ? »
Rendez-vous a été donné ce samedi 22 février au pied d’un immeuble de la cité Maison-Blanche. L’été dernier, le bâtiment a souffert un grave incendie1 : la façade sinistrée est repeinte de frais – pas les autres. En signe de deuil, on va marcher d’ici, la cité où Mehdi a grandi, jusqu’à celle des Marronniers, où il est mort.
Dans un silence tendu, chargé de tristesse et de colère, une dizaine de très jeunes filles et garçons, portant une banderole « Justice pour Mehdi », prennent la tête du cortège. Des lascars à peine plus âgés soutiennent un autre calicot : « RIP Mehdi », avec un cœur tagué, et en bas « On oublie pas Zineb », du nom de l’octogénaire tuée par une grenade lacrymogène, fin 2018, dans le quartier de Noailles. Derrière, des mères, des amis serrent des roses blanches. Les solidaires venus d’en ville ont pu constater que la récente inauguration de la station de métro Gèze, livrée avec cinq ans de retard, a eu pour effet de réduire la desserte des bus. Pour rejoindre la cité, il faut zigzaguer un quart d’heure entre les maigres étals des vendeurs à la sauvette refoulés des abords du marché aux Puces.
Selon la police, ce 14 février vers 20 h, des malfaiteurs fuient en voiture après avoir braqué un supermarché. Pris en chasse par une patrouille de la BAC Nord, ils s’engouffrent sous le tunnel des Marronniers. C’est là que, en supposé état de légitime défense (il aurait été mis en joue avec un fusil à pompe), un flic tire sur Mehdi.
Cette thèse, que la procureure et le quotidien La Provence ont immédiatement reprise à leur compte, est contredite par des témoins contactés par le collectif Maison-Blanche2. Lesquels livrent d’autres détails : alors que ses collègues courent après deux individus qui s’échappent à pied, un agent reste en couverture. Il voit alors Mehdi s’extraire du véhicule – ce qui laisse penser que le jeune homme s’était couché sur la banquette arrière et voulait s’esquiver. Une vidéo (assez floue) et des riverains font état de deux (ou trois) coups de feu côté policier, puis de coups de pied et de menottes passées au mourant. Quand des voisins demandent aux policiers d’appeler les secours, ils se font insulter et gazer. À l’arrivée des pompiers, le gosse est décédé.
La lumière sera peut-être faite un jour. La justice probablement jamais. Comme à l’accoutumée, IGPN et juges couvriront sans aucun doute le policier. La version officielle diabolise sa victime. Sur Internet, la haine des trolls se déchaîne : la racaille n’a eu que ce qu’elle méritait. Stéphane Ravier, candidat à la mairie centrale et chef local du RN (parti qui dirige déjà la mairie du secteur), se pavane dès le lendemain à l’entrée de la cité, assurant les policiers de son soutien total – soutien réciproque, puisqu’on estime que 50 % de la profession vote pour lui3.
Trop souvent, la police pénètre dans les quartiers populaires comme en territoire ennemi. En août 2019, à Maison-Blanche, alors que des femmes et des ados collectent des vivres pour les familles évacuées après l’incendie, des flics font irruption dans un local associatif, provoquant une algarade. Trois mamans finissent en garde à vue. Ce jour-là, le plus arrogant des hommes en uniforme arbore sur son gilet pare-balle un écusson du BOPE, corps de police militaire brésilien craint dans les favelas de Rio pour ses exécutions sommaires.
Quoi qu’il en soit, la mort de Mehdi n’est pas le fait exclusif d’un flic à la gâchette facile. Après des mois de brutalités policières contre les Gilets jaunes et autres manifestants, elle vient rappeler la généalogie d’une violence d’État d’abord appliquée en banlieue. D’où la question faussement naïve de Naer, du collectif Maison-Blanche : « Qui a tué Mehdi ? » Il s’agit au mieux d’une « bavure » de flic en panique, mais c’est aussi un message envoyé à la jeunesse des quartiers : vos vies valent moins que d’autres. Tant que vous vous entretuez dans les guerres du trafic, tant que vous ne sortez pas de vos réserves de béton, assommés de shit et de jeux vidéo, pas de souci. Mais si vous venez foutre le bordel en ville, nous n’hésiterons pas à tirer les premiers.
Après la minute de silence, Naer parle d’un sentiment d’échec, du souvenir de ce minot que les grands frères tentaient de cadrer. Syndicaliste du McDo de Sainte-Marthe en lutte, Kamel enchaîne : « Pendant que la famille mène le combat juridique, nous les soutiens, on doit porter le message politique. » Rage et courage sont là. Sur la présence de politiques en campagne, les choses sont claires : « S’ils se mettent en avant, on ne l’acceptera pas, ce n’est pas un cirque. » Et Naer de poser une des seules questions qui vaillent : « Qu’est-ce qui fait qu’un jeune se lève le matin pour aller braquer ? »
Contrairement aux politiques et aux spéculateurs responsables des effondrements d’immeubles du 5 novembre 2018 à Noailles (huit morts), Mehdi n’aura pas eu droit aux lenteurs scrupuleuses de la justice. Alors les mots anciens de Walter Benjamin cheminent aujourd’hui à côté des gens. « C’est la tradition des opprimés qui nous l’enseigne : l’état d’exception dans lequel nous vivons est en vérité la règle. » Au fil de la marche qui parcourait la distance séparant les deux cités, des groupes serrés de jeunes sont venus grossir le cortège. Sans un mot, capuche rabattue, mine sérieuse. Force collective en suspens, il leur faudra se battre pour échapper au destin de Mehdi.
1 Lire « La cité qui fait des étincelles », CQFD n°180 (octobre 2019).
2 Regroupant des habitants de cette copropriété dégradée, il a été créé après la chute d’un balcon ayant causé la mort d’une fillette, en juillet 2018.
3 Ce même Ravier avait déclaré à propos des sinistrés de l’incendie : « On va les reloger…, dans leur pays. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°185 (mars 2020)
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Paru dans CQFD n°185 (mars 2020)
Par
Illustré par Emilie Seto
Mis en ligne le 09.03.2020
Dans CQFD n°185 (mars 2020)
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