CQFD

Sexisme dans l’armée

« De la remarque graveleuse au viol caractérisé »


paru dans CQFD n°185 (mars 2020), rubrique , par Tiphaine Guéret, illustré par
mis en ligne le 24/03/2020 - commentaires

Dans leur livre La Guerre invisible, Leïla Miñano et Julia Pascual racontaient en 2014 les violences sexuelles et le sexisme subis par les femmes engagées dans l’armée. Six ans après leur enquête, la donne a-t-elle changé ? Début de réponse avec Leïla Miñano.

Par Pole Ka {JPEG}

« Sur le terrain, il n’y a plus d’hommes ou de femmes, il n’y a que des soldats [1] ». Question féminisation des armées, la communication du ministère est bien rodée : l’opération est un franc succès. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : de 7,7 % en 1997, la part des femmes au sein des troupes est passée à 15,5 % [2] en 2018. Mais derrière l’écran de fumée statistique se cache une réalité moins reluisante : celle des violences sexistes et sexuelles vécues par les femmes militaires. Un phénomène mis en lumière par Leïla Miñano et Julia Pascual dans leur livre La Guerre invisible (Les Arènes/Causette).

D’un témoignage à l’autre, on y apprend qu’en opérations extérieures (Opex), des recrues compriment leur poitrine avec des bandeaux pour éviter les sollicitations permanentes ; que sur les bancs du lycée militaire du Prytanée (Sarthe), les étudiantes [3] se font appeler « les souzes » en référence au sous-homme de l’idéologie nazie ; qu’en caserne, certaines militaires se réveillent le matin avec du sperme collé dans les cheveux quand d’autres sont victimes de viols lors de soirées arrosées.

En 2013, année où les journalistes ont mené leur enquête, il n’existait aucune étude de référence, aucune donnée chiffrée sur ces violences. L’ouvrage a contraint la Grande Muette à passer à table. En partie du moins.

***

Dans votre livre, vous dressez un constat implacable : l’armée française est gangrenée par le sexisme...

« Ce sexisme est une gradation de violences allant de la remarque graveleuse au viol caractérisé. Il est une manière de dire aux femmes qu’elles n’ont pas leur place au sein de l’armée, censée rester un bastion masculin. Tout cela est en partie lié à la féminisation tardive de l’armée française : à la fin du service militaire, la perte d’effectifs a été telle qu’intégrer des femmes est devenu une question de survie pour l’institution. Cette féminisation n’a donc pas répondu à une volonté politique. Personne n’y était préparé, ce qui a donné lieu à un rejet puissant. »

Les femmes ont fait leur entrée dans les grandes écoles militaires dès 1977, mais elles n’y sont toujours pas les bienvenues...

« Ces établissements prestigieux forment ceux qui vont diriger l’armée : ils auront donc un rôle déterminant dans l’acceptation des femmes. Le problème est que la plupart des élèves sont issus de familles d’officiers [lire aussi en page V]. Parmi eux, il y a des minorités agissantes qui héritent de valeurs réactionnaires, penchant même parfois vers la pensée néonazie. Leur légitimité est très forte et leurs idées irradient toute l’institution... Depuis longtemps, il y a des cas de harcèlement sexuel dans ces écoles ; on l’a vu encore début février au lycée de Saint-Cyr, dans les Yvelines. »

De nombreuses militaires sont victimes de harcèlement sexuel. À l’époque de votre enquête, ce délit n’était pas reconnu par l’armée...

« Officiellement, il n’y avait pas de violences sexuelles au sein de l’armée française. On savait ce qu’il se passait dans l’armée américaine, mais les dirigeants arguaient que la France y échappait parce que l’Amérique, c’est autre chose : “Ils sont puritains et ont un problème avec le sexe.” Dans les faits, ces affaires existaient mais se réglaient en interne. Pour des cas de harcèlement, certains prenaient quarante jours de mise à pied, d’autres dix. Il n’y avait ni cohérence ni sanctions lisibles et le harcèlement sexuel n’était pas inscrit dans le Code de la défense. Depuis la parution de La Guerre invisible, c’est un peu différent. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de procès judiciaires pour ce genre de faits qu’en 2013. »

En cas de viol, rares sont celles qui se confient à leur hiérarchie...

« De manière générale, peu de femmes portent plainte : l’armée n’échappe pas à la règle. Une femme militaire risque aussi des représailles : on s’attaque à sa carrière ou à sa personne physique car elle a mis en cause la hiérarchie. Tout ce qui se passe dans un régiment relève de la responsabilité d’un chef : si un viol s’est produit, c’est qu’il a mal fait son travail. Il n’a donc aucun intérêt à ce que l’affaire s’ébruite. En parlant, la femme casse aussi la cohésion du groupe. Or cette cohésion, la hiérarchie en a besoin : c’est ce qui fait que tout le monde avance comme un seul homme quand les ordres sont donnés. »

Qu’est-ce qui a bougé depuis 2014 ?

« La parole s’est libérée de la même manière que dans toute la société après #MeToo. Pour la reconnaissance de l’existence de ces violences au sein de l’institution, La Guerre invisible a été une première pierre à l’édifice. Un mois après la parution, il y avait un rapport et un plan d’action sur la table. Sauf que, dans les faits, ça reste limité. Par exemple, la mise en place de Thémis [cellule de signalement des actes sexistes au sein du ministère de la Défense] est une belle escroquerie. On attendait une cellule d’écoute extérieure à l’armée française. Au lieu de ça, ce sont des généraux qui décrochent quand on appelle, pas des psychologues formés pour recueillir la parole de victimes. L’anonymat n’est pas non plus respecté. »

En 2018, Thémis a recensé 97 faits, dont 5 viols ou tentatives de viol, 18 agressions sexuelles et 47 cas de harcèlement sexuel. Est-ce que ces chiffres reflètent la réalité ?

« Au moins il y a des chiffres, alors qu’avant il n’y avait aucune donnée. Mais ça s’inscrit dans la sous-déclaration générale des faits de violences sexuelles. C’est certainement beaucoup plus. »

Les militaires françaises ne sont pas les seules à subir des agressions : en Opex, les civiles qui vivent sur les zones d’intervention en font aussi les frais...

« Sachant qu’on commence à peine à comprendre que ce n’est pas bien de violer une militaire française, ce n’est pas demain la veille qu’on punira des hommes en armes pour avoir violé des civiles sur le terrain. Toutes les plaintes sont classées et l’opinion publique s’en fout. Parce qu’on parle de femmes qui sont à des milliers de kilomètres et que beaucoup considèrent que c’est normal, que la guerre produit ce genre de choses, que les soldats ont de tout temps violé les femmes et eu recours à la prostitution. On appelle même cela “le repos du guerrier”, comme s’il s’agissait d’un besoin vital pour lui, au même titre que manger un bon plat. Longtemps [jusqu’aux années 1990] il a existé des bordels militaires de campagne : l’État français assurait le rôle de proxénète. Il y a une admission collective de ce qu’on appelle la prostitution de survie : on ne remet pas en cause le fait d’échanger un rapport sexuel avec une mineure contre une bouteille d’eau. Dans une situation de conflit, avec des hommes en armes et des populations acculées par la peur et la faim, la barrière entre viol et prostitution devient ténue. Quel choix réel a une femme ou un enfant quand il n’a plus de quoi se nourrir ? La complaisance vis-à-vis de ces actes est plus palpable encore dans les guerres africaines du fait de l’histoire coloniale de la France. »

Comment agir contre ces violences ?

« J’ai récemment été auditionnée au Sénat au côté de professeurs de droit international sur la façon d’endiguer le viol de guerre à l’échelle internationale. J’ai parlé des violences sexuelles commises par l’armée française en Opex. Les professeurs expliquaient que le viol était déjà interdit dans le Code pénal, qu’il fallait maintenant passer à l’étape d’après : appliquer la loi. En face, ils voulaient légiférer pour pouvoir jouer les défenseurs de la veuve et de l’orphelin. Je leur ai rétorqué qu’en dehors de la formation des militaires et des sanctions contre les auteurs de violences, qui restent en majeure partie impunies, il existait un truc qui ne coûterait pas un radis et qui serait un message fort à envoyer aux troupes : des excuses publiques de la France pour les viols de masse commis par ses troupes en Italie en 1944 à la Libération. On m’a répondu qu’on n’était pas là pour refaire l’histoire. »

[/Propos recueillis par Tiphaine Guéret/]


Notes


[1Titre d’un article de propagande publié sur le site du ministère de la Défense (09/10/2017).

[2L’armée française est la plus féminisée d’Europe.

[3Au même titre que des étrangers et d’autres personnes jugées « différentes ».



3 commentaire(s)
  • Le 25 mars 2020 à 17h22 -

    Je suis ici car en général le contenu de cqfd m’intéresse, mais là j’ai pas encore lu l’article que je me dit : franchement, à qui ca donne de la force d’illustrer vos textes, (à fortiori quand il parle de "graveleux") avec des dessins d’un gout aussi graveleux ? je me souviens, autre exemple, du dessin horrible joint à l’article pour parler du viol de théo par la police...

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  • Le 21 avril 2020 à 22h36 -

    Aussi fin que l’article, c’est en effet dommage de substituer la provocation (« du sperme dans les cheveux » du sexe du SEXE) à l’approfondissement du sujet (qui s’inscrit dans une institutionnalisation plus large (originelle ?) de la culture du viol, à l’« armée » le sexe une « arme » comme les autres, le lien entre sexe-guerre-intimidation-conquête-soumission-viol ? ) Ça me révolte, c’est qu’il y a tant à dire, ou peu mais mieux, sans faire l’impasse sur la réflexion quand on manie un sujet si profond. C’est limite les « soirées arrosées », chez cqfd aussi on fait des connexions foireuses entre responsabilités, alcool et viol ? J’aime beaucoup ce journal, mais j’avais déjà remarqué cette erreur de casting.

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  • Le 25 avril 2020 à 01h15, par Adam -

    Ce qui est gênant, c’est que la présentation est presque racoleuse. Mais l’auteure ou les auteures (ce n’est pas clair, de qui sont les propos recueillis ?) est/sont très intéressante.s.

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Par Tiphaine Guéret


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