« La victime était presque parfaite »
Culture du viol : le défi du déni
Le 6 juin dernier, c’était grosse poilade sur RMC. Deux « spécialistes » foot à mini-cerveau trempant dans le corporatisme burné, Daniel Riolo et Jérome Rothen, se gaussaient en effet du physique de Najila Trindade, femme accusant de viol le footballeur du PSG Neymar. Entre autres analyses de haut vol, ils s’étonnaient : « Mais la nana, tu l’as vue la nana ? [...] C’est de la deuxième division. Quand tu t’appelles Neymar, tu as un minimum de qualité. » Et d’ironiser grassement sur cette supposée laideur de la victime1.
Des escadrons de commentaires de ce genre avaient déjà fusé dans des cas précédents. Nafissatou Diallo dans l’affaire DSK était trop moche pour son rôle, disaient certains, insinuant que le roi du FMI pouvait bien « trousser une domestique » (Jean-François Kahn), ce n’était pas si grave. Aux États-Unis en 2012, quand deux jeunes footballeurs d’un campus américain, bien sous tous rapports, ont été jugés pour le viol d’une jeune fille, leurs congénères étant nombreux à leur trouver des excuses – ils étaient bourrés, elle l’avait cherché, etc.
Des discours typiques, presque universels. Si Valérie Rey-Robert rappelle que la culture du viol « s’exprime de façon différenciée selon les époques, les pays, les sociétés, les cultures », elle ajoute en effet qu’ « elle provoque systématiquement des phénomènes similaires observables : fatalisation du viol, excuse des coupables, culpabilisation des victimes ». De quoi nier la réalité des violences sexuelles et de leur diffusion à tous les niveaux de sociétés malades.
Ce déni forcené d’une réalité désastreuse est au cœur du livre de Valéry Rey-Robert. Rappelant qu’en France au cours d’une année « le nombre de femmes âgées de 18 à 75 ans qui sont victimes de viols et de tentatives de viol est de 84 000 »2, elle démonte patiemment les idées reçues sur le viol. Et réaffirme qu’il existe bien un soubassement sociétal à cette épidémie, qui touche tous les milieux, toutes les classes sociales. Non, ce ne sont pas des cas isolés. Non, cela ne se déroule pas loin de nos cercles. C’est là, sous nos yeux, où qu’on se trouve.
Il est évidemment plus rassurant d’imaginer le violeur comme un monstre, une créature hors de la société – ou comme un Trump, satyre immonde gorgé de pouvoir. Mais la tenancière du très bon blog Crêpe Georgette tacle cette idée reçue. Démontant « l’image d’un violeur qui serait forcément un psychopathe, laid et contrefait, forcément malade mental ou monstre de contes de fées », elle rappelle que la majorité des agressions se passent dans un cadre fermé, impliquant des proches (familles, couples, amis, etc.).
Ce réflexe de dissociation, de désignation de l’Autre, quel qu’il soit, « le pauvre, l’Arabe, le Noir, le fou, le malade », forme l’un des pans de résistance les plus tenaces à l’acceptation de la réalité. Autre biais de déni : chercher à tout prix des responsabilités chez les victimes (elle était en mini jupe, elle avait trop bu, elle n’avait rien à faire là…3). Tout ceci s’accompagnant de stéréotypes sur les violences elles-mêmes, qui en fait n’en seraient pas, ou alors ne porteraient pas tant que ça à conséquence (le viol conjugal serait compréhensible si la partenaire se refuse aux rapports, etc.). Un dispositif de déni aux soubassements profonds.
L’expression « culture du viol » a beau être née aux États-Unis dans les années 1970 (déjà avec l’objectif de « montrer que le viol n’est pas un phénomène rare et accidentel »), elle concerne particulièrement l’Hexagone contemporain, parangon, comme chacun sait, d’amour courtois et de galanterie... Revenant sur cette construction historique flatteuse mais erronée, l’auteure montre bien comment le ver était déjà dans le fruit chez ces libertins tant encensés par les élites. L’amour courtois : un dispositif de soumission de la femme. Casanova et le Vicomte de Valmont des Liaisons dangereuses ? Concrètement : des violeurs.
Quand, exemple entre mille, l’insupportable Philippe Sollers écrit une hagiographie du premier, Casanova l’admirable, il se revendique d’une tradition de grivoiserie basée en fait sur une insupportable violence. Ce qui fit ainsi réagir Françoise Giroud dans Le Nouvel Obs, en 1998 : « Heureuses, ces religieuses enculées, ces adolescentes engrossées, ces vieilles femmes grugées, ces matrones délaissées, ces catins rétribuées, ces amoureuses d’un soir refilées à qui voudra bien les prendre, ces ouvrières tringlées à la chaîne ?4 »
Ce ferment historique et culturel a laissé beaucoup de traces dans la psyché collective. Il porte en soi cette idée que la femme est frivole, qu’elle aime à être forcée, qu’il faut lui tordre la main pour la faire se pâmer. Combien de vidéos porno basées sur ce fantasme5 ? Combien de publicités, de séries, de films, de tubes pop ou rap mettant en scène l’image de la femme comme volatile et inconstante, finalement conquise par la mâle et virile détermination d’un hidalgo entreprenant jusqu’au harcèlement ? Trop.
Si l’épisode Me Too et son pendant français Balance Ton Porc a suscité de nombreux espoirs en la matière, l’édifice du déni n’est en rien ébranlé. Outre les réactions indignées des réacs de service se réclamant d’une « liberté d’importuner » (tribune publiée dans Le Monde le 9 janvier 2018 6), la méconnaissance des mécanismes et des réalités du viol reste dominante. Une très récente étude Ipsos intitulée « Les Français et les représentations sur le viol et les violences sexuelles » dévoile ainsi que 42 % d’entre elles et eux estiment que la responsabilité du violeur est atténuée si la victime a une attitude jugée provocante. Et que la majorité pense que l’espace public est le lieu où l’on risque le plus d’être violé.
Il y a du boulot. Beaucoup.
« Nous n’avons plus le temps », écrit Valérie Rey-Robert. « Plus le temps de soigner les ego de ceux qui se sentent davantage blessés par ce que nous disons que par la réalité des violences sexuelles. Plus le temps que la honte change de camp. Plus le temps que les victimes continuent à se reconstruire seules dans leur coin... » De ce constat découle une approche résolument offensive, multipliant les pistes de lutte. Parmi celles-ci : déconstruire les stéréotypes de genre ; repenser l’espace public ; travailler sur l’éducation genrée ; dénoncer les productions culturelles néfastes en la matière ; « éduquer les hommes à ne pas violer » ; impliquer davantage les pouvoirs publics ; etc. Ce n’est pas un petit pan qu’il faudrait briser, mais l’ensemble de la structure, à toutes ses extrémités.
En conclusion de son essai, Valérie Rey-Robert, qui travaille sur les violences sexuelles depuis une vingtaine d’années, rend hommage aux personnes qui lui ont livré leur témoignage. Et notamment à François et Marie, violés respectivement à l’âge de 9 ans et de 14 ans. Deux êtres humains bousillés, écorchés, qui sont parvenus à se reconstruire sur la longueur, malgré cette tenace inclination « à se voir non comme une victime mais comme un éternel coupable ». Sous sa plume, on sent un respect infini pour leur combat, leur courage. Et pour avoir finalement renversé la barre, acceptant « avoir été victimes ». C’est en ce sens qu’elle exhorte les femmes et hommes victimes de violences sexuelles à témoigner, malgré l’immense difficulté de la chose : « Les victimes qui peuvent parler doivent continuer à occuper l’espace politique, médiatique, social, public. C’est difficile, je le sais, parce qu’elles y sont insultées, moquées. Leurs propos sont caricaturés, ridiculisés. Mais nous le devons à tous les François et Marie dont la force, la constance, la volonté m’ont coupé le souffle et continuent à susciter mon admiration. »
1 Devant le mini-scandale, la chaîne les a suspendus pour... Une semaine.
2 Enquête Insee-ONDRP, menée de 2012 à 2017, que l’auteure qualifie d’ » estimation minimale ».
3 « On trouve toujours quelque chose à reprocher aux victimes, présumées ou non. Soit elles sont trop laides pour être des victimes, soit elles l’ont bien cherché », écrit Noémie Renard dans En finir avec la culture du viol, récemment publié aux éditions Petits Matins.
4 « Admirable, Casanova ? », 5 novembre 1998.
5 Lire « Pornographie : la contribution féministe », CQFD n°178, juillet-août 2019.
6 Le titre de cette tribune, notamment signée par Catherine Deneuve et Catherine Millet : « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ».
Cet article a été publié dans
CQFD n°178 (juillet-août 2019)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°178 (juillet-août 2019)
Par
Illustré par Anne Loève
Mis en ligne le 25.11.2019
Articles qui pourraient vous intéresser
Dans CQFD n°178 (juillet-août 2019)
Derniers articles de Émilien Bernard