Le bureaucrate enguirlandé

ÇA Y EST, C’EST FINI, oubliés les vacances, la plage, le soleil ( ?). Retour au travail, au turbin, au chagrin. J’allais écrire qu’il ne s’est rien passé d’extraordinaire à l’usine au cours des deux mois d’été. Juste les trucs habituels : heures supplémentaires et jours de congés qui sautent à cause du manque de personnel. La seule nouvelle digne d’intérêt a été l’annonce par le directeur général du groupe qu’il allait sans doute être le prochain à sauter, vu que les résultats économiques ne sont pas bons du tout. Mais de son départ on se fiche, on ne le regrettera pas et on sait tous que son remplaçant ne sera qu’un copié-collé. Et voilà que le dernier week-end d’août, dans mon atelier, arrive l’incident qu’on pressentait tous. Le compresseur d’air qui casse, l’arbre de transmission qui se met en banane, le carter qui se retrouve projeté à une dizaine de mètres… Coup de pot, il n’y avait personne à côté. L’atelier qui déclenche, la course (de nuit) dans l’atelier pour le sécuriser. Une soupape qui ne se referme pas et qui crache du gaz pendant une heure. Alerte sur la région, pompiers, préfet réveillé en pleine nuit… Et tout qui rentre dans l’ordre après quelques heures d’efforts pour arrêter l’installation.

Encore une fois, on n’est pas passé loin… Pourtant, ce compresseur défectueux, ça fait bientôt deux ans qu’on dit qu’il faut le réparer, sinon on risque la casse. La direction a attendu le dernier moment et voilà ce qui arrive. La situation se dégrade et un jour la machine lâche. C’est toujours le même scénario. Après, il faut réparer. Cette fois, pour fabriquer la pièce de rechange, c’est au minimum un délai de quatre mois. Si tel était le cas, ça voudrait dire la fermeture (peut-être définitive) de la boîte. Du coup, les réparations sont faites a minima. On reprend le même arbre, on le polit et, malgré un manque de dents (je vous passe les détails), la machine repart au bout de quinze jours. Le régime de l’atelier passe de 1 100 tonnes par jour à 800 : pour la direction, c’est la bonne solution. Voilà pour les dernières nouvelles du front. Parce qu’en fait je voulais vous parler d’André, un collègue que j’aime bien. Un ouvrier comme on en fait de moins en moins. Râleur, bien sûr, drôle, souvent, et conscient de sa place. André travaille aux expéditions d’engrais. C’est le dernier endroit de l’usine où il n’y a pas besoin d’une grande technicité. C’est là où on trouve les derniers vrais prolos de l’usine, avec leurs bons et leurs mauvais côtés : ceux qui font le plus souvent grève, ceux qui savent dire « non, chef », mais aussi, parfois, racistes ou courant après les heures supplémentaires. André, lui, ne court pas après les heures. Il a même un mal de chien à arriver à l’heure le matin. On ne peut commencer à lui parler que lorsqu’il a avalé son premier café. À le voir arriver, bourru, un véritable ours, on a du mal à penser qu’il va ensuite passer ses temps de pause à faire des pitreries pour amuser ses collègues. Donc, après avoir bu son café et fumé sa troisième clope, André devient opérationnel. Il coiffe sa casquette rouge réglementaire, à laquelle il a accroché un morceau de guirlande de Noël dorée, et il monte sur son Klark ou sur son chouleur, pour charger l’engrais, en sacs de 600 kg ou en vrac.

Il est sans doute l’un des seuls à écouter Radio Classique ou France Musique dans l’habitacle de son engin. C’est pas qu’il soit véritablement fan de Mahler ou de Chostakovitch, c’est plutôt son côté punk, comme pour dire merde à ceux qui pensent que les prolos ne peuvent s’éclater que sur Bigard ou sur Rires & chansons. Au réfectoire, le midi, avant de partir, c’est lui qui lance toujours la première vanne pour que les autres rebondissent et que le climat soit à la bêtise. Il m’a fait visiter le petit potager que ses copains et lui entretiennent aux abords des hangars : « Là on fait pousser des tomates cerises… Pour l’apéro », dit-il en souriant. Mais André ce n’est pas que ça. Ce qui l’intéresse, c’est l’hygiène et la sécurité et il est souvent sur le terrain, à chercher le problème, la faille qui pourrait être préjudiciable, dangereuse pour les collègues. Parce qu’il n’a pas appris à parler en public, il a parfois du mal à trouver ses mots devant le directeur, mais dès qu’il l’ouvre, il est écouté et il adore mettre le patron en difficulté. Dernièrement, sa vie au travail a changé. Dans l’usine, le syndicat CGT est pour la rotation des tâches, pour qu’il n’y ait pas de bureaucratisation qui s’installe. Mais personne ne voulait prendre le poste de secrétaire du syndicat, laissé vacant. Ploum-ploum. C’est tombé sur André, qui n’en demandait pas tant. Il a accepté parce que pendant deux ans, ça allait le changer du quotidien. Pourtant, ça ne lui va pas trop. Il fait son boulot syndical, mais ce n’est pas son truc. André préfère être avec les copains. Alors, dès qu’il peut, il retourne traîner ses grolles aux expéditions. Et là, autour du café partagé avec ses collègues, c’est lui qui se fait vanner, vu qu’il est « un bureaucrate » pour deux ans.

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Paru dans CQFD n°48 (septembre 2007)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Mis en ligne le 22.10.2007