Italie : après les années de plomb

La justice de plume

Milan 69, Brescia 74, Bologne 80… La liste des attentats dans lesquels l’État italien a trempé est longue. Mais la justice est d’une rigueur absolue : quand les coupables de crimes et délits sont proches du pouvoir, elle les élargit sans tarder. Et la boucherie des flics de Gênes en 2001 ne fait pas exception.

« NOUS SAVONS TOUS, Monsieur le président, que ce procès va se terminer par l’acquittement ou la prescription, alors ne gaspillons ni notre énergie ni l’argent public », lance, le 10 décembre 2005, l’avocat d’un des policiers qui, dans la caserne Bolzaneto à Gènes, ont infligé des tortures physiques et psychologiques à plusieurs centaines de manifestants anti-G8 en juillet 2001. Bel aveu ! Depuis des décennies, procédures, procès engagés contre les responsables de délits et crimes initiés ou réalisés par des organisations et individus proches du pouvoir semblent être marqués du sceau de la malédiction. Mais quel mauvais sort poursuit donc ainsi la justice italienne ? Dix-sept morts et quatre-vingt-sept blessés à Milan en 1969, huit morts et cent blessés à Brescia en 1974, douze morts dans le train Italicus la même année, quatre-vingt-cinq morts et cent cinquante blessés dans la gare de Bologne en 1980… Les responsables de ces attentats-massacres mélant personnalités influentes au sein de l’appareil politico-économique, membres de groupes d’ultra-droite1 et responsables des services secrets, vont au gré des multiples procès être acquittés ou voir leurs crimes prescrits. Coup de malchance supplémentaire pour la justice : Licio Gelli patron de la loge P2, réseau de conspiration rassemblant dirigeants politiques, hommes d’affaires, militaires et policiers de haut rang, passe des jours tranquilles dans sa maison d’Arrezo après avoir été libéré pour raison médicales. Ce bougre cacochyme est pourtant impliqué, entre autres, dans plusieurs tentatives de coup d’État.

Autres déveines de la justice : Mario Placanica,le carabinier qui a abattu le manifestant anti-G8 Carlo Guiliani à Gènes en 2001, a vu s’arrêter toutes les procédures engagées à son encontre et a été désigné comme atteint de maladie mentale depuis qu’il prétend avoir subi plusieurs tentatives d’assassinat2. Mais la justice impartiale poursuit son bonhomme de chemin, ferme et décidée. Le 21 juillet 2001 a lieu le carnage de l’école Diaz à Gênes : soixante-trois personnes sont blessées, dont plusieurs très grièvement, et quatre-vingt-treize sont arbitrairement arrêtées. Une voisine, s’étant rendue dans l’école après le départ de la police, raconte à CQFD : « Il y avait du sang partout. Et puis surtout, des dents laissées là, à même le sol. Ce jour-là tout ce que je pensais sur la société a complètement basculé. » Six ans après le massacre, Michelangelo Fournier, un des vingt-huit policiers inculpés à l’époque chef adjoint d’une brigade anti-émeutes de Rome, reconnaît enfin devant le tribunal : « C’est vrai, j’ai vu des policiers s’acharner sur des personnes sans défense, cela ressemblait à une vraie boucherie. » Tout en soutenant mordicus qu’il n’est pas impossible qu’il y ait eu résistance de la part des occupants3. Et il affirme que sa brigade n’est pas arrivée la première sur les lieux, alors que les vidéos réalisées par Indymedia accusent lourdement ses hommes pour finir par admettre : « Certains de mes agents y ont peut-être participé, je ne peux l’exclure de façon absolue ». Face à cette évidente volonté de collaborer à l’oeuvre de la justice, la question de savoir qui sont les véritables coupables est donc de nouveau posée. Serait-ce Lorenzo Murgolo, ex-sous-préfet de Bologne, qui aurait dirigé l’opération ? Ou bien Franscesco Gratteri, le chef du Service central opérationnel ? Ou encore Spartaco Mortola, chef de la Digos, filmé en train de frapper à coups de pied un adolescent d’une quinzaine d’années ? Ou plus simplement Gianni De Gennaro, chef de la police à l’époque, ancien chef de cabinet du ministre de l’Intérieur du gouvernement Prodi jusqu’à ce qu’il soit limogé, fin juin 2007, du fait des procédures tardivement engagées contre lui ? De nouvelles enquêtes devraient aboutir à de nouveaux procès dont les dates, si nos calculs sont exacts, devraient correspondre à celle de la prescription…

Mais qu’importe toutes ces embûches, la justice doit passer, et elle passe ! Pour preuve, le 2 août 2007, journée anniversaire de l’attentat de 1980, l’Italie commémore « toutes les victimes du terrorisme ». À Bologne, dans le cortège mené par Romano Prodi, quelques personnes distribuent un tract où sont rappelées les multiples contorsions de l’appareil judiciaire qui permettent aux responsables des massacres d’être toujours en liberté. La police intervient et arrête six trublions qui sont déférés et poursuivis pour « fausses accusations contre la République, les institutions constitutionnelles et l’armée ». De là à s’interroger sur la fonction de la justice… Mais les 45 000 personnes enfermées dans les geôles italiennes apportent la preuve de sa grande efficacité !


1 L’un d’entre eux, Delfo Zorzi, aujourd’hui naturalisé japonais, a ouvert un magasin de luxe à une centaine de mètres de la Banque de l’agriculture, ravagée par la bombe du 12 décembre 1969.

2 Il est aujourd’hui poursuivi pour… trafic de drogue !

3 Une enquête a démonté les mensonges qui avaient justifié l’opération : le policier Massimo Nucera qui prétendait avoir reçu un coup de couteau s’était déchiré lui-même son blouson, les cocktails Molotov avaient été amenés sur les lieux par le vice-commissaire Pietro Troiani et son assistant Michele Burgio.

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Paru dans CQFD n°48 (septembre 2007)
Par Gilles Lucas
Mis en ligne le 09.11.2007