La Vierge des clandestins
Assis sur un des derniers bancs publics de Marseille pour savourer le soleil de ce 1er mai, Pascal raconte sa première incursion dans l’Eldorado européen. « J’avais vingt-cinq ans, j’étais menuisier à mon compte à Dakar et on m’a proposé un pèlerinage à la Vierge de Fatima. J’ai payé avec l’aide de ma famille, dans l’espoir qu’une fois au Portugal, je pourrais m’esquiver. »
Le voyage est organisé par un avocat cap-verdien. Chaque pèlerin débourse 1 200 euros, une somme que beaucoup ne gagnent même pas en un an. « Au décollage, certains ont paniqué, ils nous ont fait remarquer. » Arrivés à l’aéroport de Lisbonne, les quarante-quatre pèlerins sont retenus par la police des frontières pendant plus de douze heures. « On a été entourés par des flics en civil, dans les grésillements de talkie-walkie. Je me suis dit que c’était foutu, j’ai ôté mon badge et je l’ai mis dans ma poche. L’avocat en était à son troisième pèlerinage, les autorités voulaient le faire tomber. Ils l’ont mis sur le gril pendant deux ou trois heures, mais il avait des arguments : nous étions accompagnés d’un prêtre et lui-même avait la double nationalité, portugaise et sénégalaise. » Pendant ce temps, les pèlerins passent un par un en salle d’interrogatoire. On leur tend un piège : « Si tu as envie de bosser, on peut t’arranger l’affaire. » Les deux seuls naïfs qui tombent dans le panneau sont immédiatement expulsés. « Pas dupe, la police nous a placés sous surveillance. »
À Fatima, une patrouille stationne jour et nuit devant l’hôtel. Les pèlerins doivent sortir par groupes de cinq ou six, accompagnés par une paire de flics. « Un soir, l’un d’entre nous a picolé et a essayé de s’enfuir. Rattrapé, ils l’ont expulsé. Nous étions furax, à cause de lui, la surveillance s’est encore renforcée : à présent, chaque groupe était escorté par quatre ou cinq policiers. Ils ont fait le pèlerinage avec nous ! » Jusqu’au point de finir par les trouver attachants… « De retour à Lisbonne, les flics qui dormaient dans la bagnole garée devant notre hôtel nous ont proposé de traverser le pont métallique qui enjambe le Tage pour aller visiter un monastère. Avant de rentrer en ville, nous avons mangé ensemble dans un restaurant et j’ai bu de l’alcool pour la première fois, une poire délicieuse. En me voyant grimacer, les flics étaient hilares. J’en avais pris mon parti. Perdu pour perdu, autant savourer l’aventure, je n’aurai peut-être plus jamais l’occasion de revenir. Ces policiers portugais, qui parlaient français, n’étaient pas méchants. »
Arrivés à la fin du séjour, il n’y a pas assez de place dans l’avion du retour. « Je me porte volontaire pour embarquer dans un vol de Sabena, sans savoir qu’il fait escale à Bruxelles. Là, grâce à ma casquette du Benfica, un douanier m’invite à voir un match de foot dans sa guérite. Pour les plus âgés d’entre nous, l’aventure a été vécue comme un échec cuisant. Nous, les plus jeunes, on a pris ça comme des vacances, un coup d’essai… »
« La leçon que j’en ai tirée, c’est qu’il faut passer seul. En 2001, je suis revenu avec un visa de commerçant et une invitation signée par une boîte allemande d’export-import qui certifiait que j’allais acheter des BMW pour les revendre au pays. » Vol Dakar-Madrid, puis Madrid-Munich. « Là, j’ai été mis à poil et fouillé au corps. J’étais le seul Black dans l’avion : ils m’ont pris pour une mule du trafic de drogue ! » Pour obtenir le visa, il faut laisser une caution de 1 500 euros à l’ambassade allemande de Dakar, supposée garantir le retour du voyageur. « Une fois en Europe, j’ai envoyé mon passeport à un ami resté au pays et il est passé récupérer l’argent. Comme les Blancs ont du mal à reconnaître un Noir d’un autre, les fonctionnaires lui ont rendu l’argent et le copain a payé les gars qui m’avaient fourni les fiches de paye nécessaires au dossier… » De Munich, Pascal passe en Italie, puis au Portugal et enfin à Marseille. « J’ai abandonné la menuiserie. Ici, les gens ne valorisent pas l’artisanat, ils préfèrent acheter dans les grandes surfaces. Je viens de passer mon permis poids lourds. »
À l’entrée du jardin d’enfants, une bande de pré-ados s’embrouille avec deux passants. Insultes, bousculade, une bouteille vide explose sur l’asphalte, à deux pas des bambins qui jouent sur le toboggan. Pascal hausse les épaules : « Personne ne dit rien. C’est le style de vie occidental : chacun pour soi. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°111 (Mai 2013)
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Paru dans CQFD n°111 (Mai 2013)
Dans la rubrique Histoires de saute-frontières
Par
Illustré par Sophie Del Mambo
Mis en ligne le 27.06.2013
Dans CQFD n°111 (Mai 2013)
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