Les vieux dossiers de Matéo
Les « bienfaits » de la censure
Pendant une vingtaine d’années, la loi du 16 juillet 1949 a contrôlé étroitement les publications pour la jeunesse en stipulant qu’elles ne devaient comporter « aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse (article 2) ». La loi comprenait un article à visée protectionniste qui filtrait l’importation ou la distribution de publications étrangères. Un quota de 25 % d’auteurs français était imposé aux revues. Votée dans l’immédiate après-guerre, la loi avait été portée par un aréopage de députés catholiques, communistes et laïques, « dans le triple contexte d’un anti-américanisme militant, d’un protectionnisme culturel exacerbé, et d’un projet politique de reconstruction de la société française plaçant au cœur de ses préoccupations la protection de l’enfance »1. Ainsi, une Commission de surveillance et de contrôle avait été créée, sous l’autorité du ministère de la Justice, qui réunissait des représentants de l’enseignement public et privé, des associations familiales et de la presse.
Premières victimes de cette loi, les comics américains – Le Journal de Mickey, suffisamment lisse échappe au bannissement –, et particulièrement les aventures de super-héros et la culture pulp. La noirceur des histoires policières, la bizarrerie de la science-fiction, la sensualité de Tarzan ou de Sheena, reine de la jungle, en fait, toute forme jugée impudique et immorale est passée au crible. Les journaux pour la jeunesse comme Tintin ou Spirou sont placés directement sous le double patronage de la morale catholique et d’une pédagogie laïque. Il existe également une presse communiste pour la jeunesse avec Vaillant remplacé par Pif Gadget en 1969, qui défend peu ou prou les mêmes valeurs boyscouts.
Durant les années 1950, on cherche à expurger les illustrés de toute violence et de toute créature plantureuse, voire de femmes tout court. Mais les censeurs trouveront toujours quelques motifs, parfois incongrus, pour interdire certaines bandes dessinées. Ainsi, les deux premiers albums de Gil Jourdan, sont interdits à la vente en France pour cause d’irrespect envers la police. Le croira-t-on : Le Piège diabolique, album de Blake et Mortimer, est aussi interdit en France en 1962, « en raison des nombreuses violences qu’il comporte et de la hideur des images illustrant ce récit d’anticipation ». Deux albums de Buck Danny, situés durant la guerre de Corée, sont aussi suspendus de distribution en raison de leur parti pris pro-américain. Le trait sombre et l’ambiguïté morale de Corto Maltese inquiètent le représentant de l’Union nationale des associations familiales qui convoque le rédacteur en chef de Pif. De leur côté, certains inventent des formes de contournement : ainsi le « Rogntudju » de Prunelle dans Gaston, permet à Franquin de placer des jurons en gras ni vu ni connu.
À partir des années 1960, le ton change et commence à s’assouplir. Chez Spirou, Yvon Delporte parvient à insuffler un esprit loufoque et anticonformiste qui permet à Gaston Lagaffe, notre maître à tous, de s’épanouir dans les pages du journal. En 1960, inspiré de la revue satirique américaine Mad, l’équipe de Cavanna et Choron crée Hara Kiri. Dès 1961, un arrêté d’interdiction est prononcé puis retiré après le soutien public de personnalités comme Brassens. En 1963, Goscinny et Charlier reprennent la direction de Pilote où l’on voit apparaître des personnages plus insoumis que la moyenne comme le grand Duduche, Philémon ou Blueberry.
La libéralisation des mœurs de 1968 va faire éclater les dernières barrières moralisatrices. À cette période, les comics américains reviennent en France avec Barbarella, Mandrake et Strange et dans un genre plus underground dans Charlie Mensuel, Actuel ou L’Écho des Savanes. Et, si la loi de 1949 est encore à l’œuvre pour interdire Hara Kiri en 1971 et une dizaine de titres jugés obscènes, la Commission jettera l’éponge à partir de 1975.
Vertu paradoxale du versant protectionniste de la loi, la bande dessinée franco-belge aurait-elle pu se développer, et connaître son âge d’or, si les comics américains avaient inondé le marché européen durant cette période ? L’ultime ironie veut qu’à l’heure où se déchaînent sur le papier comme sur les écrans, mangas, jeux vidéo, super-héros, ultra-violence et hyper-sexualisation, la loi de 1949 n’est toujours pas abrogée.
1 Thierry Crépin et Thierry Groensteen, On tue à chaque page !, La loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, éd. du Temps, 1999.
Cet article a été publié dans
CQFD n°111 (Mai 2013)
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Paru dans CQFD n°111 (Mai 2013)
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Illustré par Pirikk
Mis en ligne le 05.07.2013
Dans CQFD n°111 (Mai 2013)
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29 novembre 2013, 08:33, par Bernard
Bonjour, J’ai lu le texte initial de la loi de 1949, mais je n’y ai pas trouvé la mention concernant le quota de 25% d’auteurs français :"Un quota de 25 % d’auteurs français était imposé aux revues", lit-on dans l’article. Plusieurs auteurs évoquent ce quota. Pourrais-je savoir qui l’a fixé, comment et quand exactement ? Merci
1er décembre 2013, 21:54, par ML
Bonjour Bernard,
Vous trouverez des précisions utiles à votre questionnement dans cet article de la revue Enfance de 1953 :
"Comment a été votée la loi du 16 juillet 1949 "
Cordialement
ML