Autocritique

CQFD par le nombril

Une rubrique média consacrée au journal CQFD soi-même ? Fallait oser. Petit exercice d’autocritique ou nostalgique coup d’œil dans le rétro : en dix ans, c’est peu de dire que le journal a changé. Du ton jusqu’au fond, petit survol d’une décade féconde.

« Pourquoi CQFD ?  » demandait la une de notre numéro zéro en 2003. « Parce qu’entre les médias vraiment dépendants et la presse faussement indépendante il y a une place béante pour une information sans rhumatismes et non prémâchée, récoltée dans et avec nos réseaux militants1. » Un an après le lancement du canard, Olivier Cyran se souvenait : « Beaucoup de gens nous ont dit qu’on n’arriverait pas à sortir deux numéros de suite.2 » Pari perdu. Dix ans après, les spumescentes babines du Chien rouge sont toujours prêtes à lui découvrir les crocs. Une longévité qui peut étonner eu égard à l’extrême fragilité économique d’un titre de presse confectionné sans pub ni subvention et porté par l’unique force d’un quarteron de bénévoles.

Ce qu’il faut dire, détruire, développer. En une centaine de numéros, les artisans de ce mensuel de « critique et d’expérimentation sociale » ont multiplié les pistes, les angles, les attaques. De la gentrification marseillaise aux barricades d’Oaxaca, de l’internationale erroriste aux bracos révolutionnaires du catalan Enric Duran ou bien encore du béton carcéral de Rouillan au béton prolétaire de Levaray. On se souvient du départ, d’une vision un peu romantique de l’affaire, une poignée de chômeurs heureux s’emparant des outils journalistiques pour dézinguer entre autres le fameux métro-boulot-dodo : « Le travail, c’est comme la guerre… et si personne n’y allait ? », interrogeait le dossier du numéro 3. Quatre ans plus tard, en pleine ascension sarkozyste, un édito faisait ce constat : « Le turbin est ramené à une figure abstraite, un moralisme frelaté, une mise au pas, un décervelage sans but et sans futur. Cette réintroduction au marteau-pilon de la “valeur-travail” au sein d’une société qui produit surtout du chômage de masse est aujourd’hui le programme commun de toute la classe politique en campagne électorale.3 »

Chômeur heureux, précaire lucide, la crise systémique qui finit de mettre en pièces les vestiges du compromis gaullo-communiste d’après-guerre implique des ajustements éditoriaux « du côté de ceux qui tentent d’autres manières de vivre, dans l’affrontement et dans la “construction”, avec l’idée d’y dépister – désigner, révéler – des aspirations à l’émancipation.4 » Après avoir prôné la désertion, le canard se rallie aux batteurs de pavé : grèves étudiantes, contre la réforme des retraites, contre la vie chère, « et peu importent, finalement, les doléances des grévistes, puisque tout le plaisir réside dans le fait de sentir et de savoir qu’au moins, là, ça vit.5 »

Par Nicolas de la Casinière

Rester visible et lisible par cette portion du peuple promis à une galère permanente, le défi est de taille surtout pour un canard qui n’a jamais hésité à tirer à boulets rouges sur les icônes envahissantes d’une gauche en carton-pâte. Si certaines cibles ont pu provoquer de joyeux ralliements, d’autres ont déclenché des remontées de vase beaucoup plus délicates à endiguer. A peine âgé de sept numéros, CQFD prendra fait et cause pour Joëlle, collaboratrice de Daniel Mermet dans l’émission Là-bas si j’y suis et lourdée par ce dernier. De fait, le journal sera black-listé par le célèbre animateur. Plus tard, c’est le dispositif régissant la rencontre de Noam Chomsky « superstar » et des lycéens du 9-3 qui sera épinglé pour ne pas avoir permis « l’élaboration d’une parole spontanée et autonome ». « Le truc aussi, c’est que ce journal s’est coupé de pas mal de soutiens ou d’appuis dans le monde dit alternatif par son choix de publier une rubrique “faux-amis” ou de pratiquer une critique des médias assez radicale. C’est un isolement assumé, issu d’une intransigeance dans le sens positif du terme », estimera Juliette Volcler, collaboratrice du journal6.

Autre sujet sur lequel le journal ne cèdera pas un pouce de terrain : l’islamophobie utilisée comme cache-sexe du racisme anti-arabe ou bien comme ajusteur national d’un prétendu choc des civilisations. Entre crise du foulard islamique et caricatures du prophète, le Chien rouge ira plutôt traîner la truffe du côté des émeutiers du « ghetto photogénique » de Villiers-le-Bel dont un habitant déclarait : « Fuck les partis politiques ! Droite ou gauche, c’est la même salade, on va pas s’allier avec des gens qui travaillent contre nous. Nous, on avance avec le peuple, avec les gens, c’est comme ça qu’on a toujours été.7 » Tope-là l’ami. V’là dix ans qu’on dépose nos caillasses sur le même chemin.


1 CQFD n°0, avril 2003.

3 CQFD n°42, février 2007.

4 Gilles Lucas in Variations, n°18.

5 CQFD n°77, avril 2010.

6 « Ne pas stagner, ne pas s’emmerder, ne pas ronronner » In Article 11 (2010).

7 CQFD n°79, juin 2010.

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