Urbanisme à la tronçonneuse
La Plaine emmurée
Neuf jours après la fin du marché, samedi 20 octobre, plusieurs milliers de manifestants convergent en fanfare du Vieux-Port jusqu’à la place Jean-Jaurès1 blessée – 46 de ses arbres viennent d’être abattus. Là, dans un joyeux mouvement de foule, des planches et des poutres passent de main en main, d’épaule en épaule, jusqu’à l’esplanade centrale. Et une haute cabane symbolique y sera érigée, le « Gourbi n° 8 », cadeau fraternel de ceux et celles de Notre-Dame-des-Landes. « Beaucoup de monde est venu nous soutenir dans les moments difficiles, aujourd’hui nous rendons la pareille », déclare une jeune fille juchée sur une agora mobile.
Guerre de symboles : la mairie détruit, éradique, arrache. Le quartier prend soin de l’existant, construit et se réinvente. L’image qu’il restera de ce début de chantier lancé comme une expédition punitive, ce sont ces six grands tilleuls en pleine santé coupés comme par erreur. Sur une place quadrillée par deux compagnies de CRS qui n’ont pas hésité à bousculer des mamies ni à gazer le jardin d’enfants.
Mardi 16 octobre, en massacrant ces arbres, ceux de la mairie espéraient atteindre un point de non-retour : sidérer l’ennemi par la stratégie du choc, imposer l’évidence de la défaite. C’est le contraire qui s’est passé. Révolté, le quartier s’est soulevé. On a vu accourir des dames bien mises, qui ne fréquentaient sans doute ni le marché, ni la vie nocturne. Les larmes aux yeux, scandalisées par l’abattage : « Ils avaient dit qu’ils les transplanteraient ! Ils faut arrêter ça. Si vous avez besoin d’argent pour payer un huissier, on est là. »
Samedi 20 octobre, la place récolte les fruits d’une colère contagieuse. Il fallait voir, et vivre, l’intensité de cet instant-là. Au milieu de la foule, la surprenante armature du Gourbi n° 8 est assemblée, puis dressée dans le square, à dix mètres des magnolias emblématiques. La sénatrice (PS) des quartiers Nord Samia Ghali passe par là, en talons aiguilles dans la poussière du terrain de boules, sans que personne ne la remarque… Moins visible, en tout cas, que Khalifa : « On est lààà ! Ce quartier a une âââme et il vous emmerde ! »
Une fois la structure levée, la magie opère. Tout le monde se masse sous la protection de sa charpente ouverte à tous les vents, à la belle étoile, à tous les possibles. Un bistrot du quartier apporte deux caisses de bon vin, à la régalade. Guitza, de la fanfare Vagabuntu, fait miauler sa trompette : La Vie en rose, Bella Ciao… Une poignée de jeunes grimpe sur les poutres maîtresses pour y entonner des chants du stade Vélodrome adaptés à la situation : « Aux aaarbres ! Aux aaarbres ! C’est nous les Marseillais ! Et nous allons gagner ! Alleez La Plaine ! » L’émotion est pleine, oui, et on a envie d’embrasser le voisin, la voisine. Un quartier se réveille, prend conscience de sa singularité, de sa force. La quinzaine de flics alignés comme un appât le long d’un immeuble n’en croient pas leurs yeux. La préfecture n’a pas osé interdire l’accès à la place.
Un jeune abonné du club de supporters Marseille Trop Puissant jubile : « C’est ma première manif ! D’habitude, on descend dans la rue pour les victoires de l’OM. » Il sera présent tous les jours suivants, organisant sardinade et repas partagés. Plus loin, deux parents émus observent leur fils s’enthousiasmer pour la lutte : « Il vient de nous dire que la première fois qu’il a fait l’amour, c’était sur la butte aux magnolias… » Touchez pas à ma Plaine.
La veille, Gérard Chenoz a tenté de réduire la contestation à « 50 meneurs et 200 manipulés »2 – ou une bande de « punks à chien ». L’ampleur et l’ambiance de la manif, la présence d’élus d’opposition et de gens venus de toute la ville, ont démontré le contraire. L’appel de l’association Un Centre-ville pour Tous, signé par une centaine de personnalités (dont des architectes et urbanistes de renom et le prix Goncourt Patrick Chamoiseau), ou les plus de 4 000 signataires de la pétition « Sauvons la Plaine », prouvent que la majorité silencieuse derrière laquelle se cache Gérard Chenoz n’existe pas. Ce qu’on a voulu réduire à une opposition « idéologique » est devenu un mouvement social qui rejette ce projet pour ce qu’il est : un désastre pour le quartier et pour la ville toute entière.
Pourtant, malgré ce camouflet, Chenoz s’enferre dans le déni de réalité et la surenchère sécuritaire. Il déclare le soir même : « On va pas rentrer dans cette spirale de violence. Il y a la police, la justice qui sont là pour ça.[sic] »3 Mais de quelle violence parle-t-il ? Violence de la police (plusieurs blessés par fracture parmi ceux et celles qui se sont opposés à mains nues aux engins), violence de l’abattage d’arbres conduit comme une opération coup de poing, violence des propos d’élus contre les forains et leur clientèle, violence du mépris pour les activités et les usages cohabitant sur cette place… Histoire d’en remettre une couche, Chenoz persifle et signe une intox pleine de menaces : « Que les Marseillais ne se fassent pas manipuler par quelques extrémistes identifiés par les services de police. »
N’en déplaise à la mairie, ce ne sont pas que les opposants qui ont réinvesti la place mutilée. Étrange entre-deux : elle n’est plus tout à fait un lieu public, mais pas encore un chantier. Drôle de travaux non sécurisés qui bégayent et éructent violemment tous les trois jours avec des apparitions éclair d’ouvriers sous escorte policière… Comme ceux venus couper à la disqueuse les grilles du square, à la va-vite. Ils sont repartis sans même ébarber les moignons métalliques qui affleurent dangereusement à proximité des jeux d’enfants.
Une fois de plus, la mairie a laissé la place à l’abandon. Une fois de plus, l’inventivité et la bienveillance des habitants viennent y suppléer. Des anonymes ont limé les moignons de grilles et leur ont enfilé des sortes de capuchons en feutrine, pour éviter les accidents. Patrons de bar ou même clients se chargent de vider et remplacer les sacs poubelle que les services municipaux « oublient » depuis deux semaines… La fontaine Wallace, elle, a été restaurée depuis longtemps déjà, par « les gens »… Des chiottes sèches sont posées sur un talus promis au bulldozer, avec sur la porte un charmant « En attendant Gaudin4 »… On a également vu un officier des CRS pisser dans une vespasienne bricolée au-dessus d’une bouche d’égoût par la même équipe qui a construit des guéridons et des bancs en bois autour des arbres menacés…
Les graffs et les mots d’esprit fleurissent sur les blocs de béton : « Pour une plainification du chantier », « Requalifions la Soleam5 », « Plus d’arbres, moins de connards », « Plaine perdue ? Mon cul ! », « Zone à pétanque »… Mais en face, on n’a pas d’humour. L’agora en gradin, où les gens s’asseyaient pour discuter, a été détruite le 23 octobre à l’aube, avec le Gourbi n° 8, lors d’une violente intervention policière…
Malgré tout, les gens du quartier se sont réappropriés la place : jeux d’enfants plus fréquentés que jamais, terrain de foot tracé sur l’asphalte avec des cages en bois bricolées ; skate-park utilisant les glissières de béton du pseudo-chantier comme rampes de lancement ; blocs de béton écartés pour laisser passer les poussettes et les caddies des grands-mères ; jardinières construites avec des pavés, de la terre rapportée et des plantes qu’on amène de chez soi ; kiosque à sandwiches promis à la démolition réouvert…
Tout cela fait écho à une autre réinvention de cet espace. Quand, après le déménagement en 1972 du marché de gros au Marché d’intérêt national des Arnavaux, le vide créé dans le quartier avait d’abord été comblé par les dealers, l’héroïne et le sida. En une admirable réaction vitale, les gens, parfois eux-mêmes touchés par l’épidémie, réinvestirent les espaces laissés vacants. Mûrissoirs à bananes et entrepôts à fruits et légumes furent transformés en salles de concert, restos, cafés, locaux associatifs… Le regain des années 1990, avec sa scène musicale, sa littérature, le Tipi (sorte d’Act-Up local), Marseille Trop Puissant (club de motards multiethnique, puis de supporters antiracistes), le carnaval indépendant, le Chourmo et sa sardinade des feignants pour célébrer le 1er Mai… font désormais partie de l’histoire de la ville.
Retour au Marseille d’aujourd’hui. Pendant deux semaines, à son habitude, la mairie a joué le pourrissement. Pendant ce temps, les tractations, les cellules de crise, les remontages de bretelles ont dû aller bon train côté préfecture et hôtel de ville. Macronie et droite dure ont longuement marchandé les conditions d’un retour à l’ordre. En attendant, on brandissait l’épouvantail de la Zad urbaine. Jusqu’à ce que Gérard Chenoz, accompagné du préfet de police, annonce ce lundi 29 octobre la pose d’un mur de béton de 2,5 mètres de haut tout autour de la place. Début de l’opération : le jour même, sous protection de contingents policiers encore plus massifs. Durée estimée : trois jours. Coût : 390 000 euros. Mesures d’accompagnement de cette lugubre mise sous cloche : un collectif de graffeurs est pressenti pour décorer l’enceinte et des indemnisations seront négociées avec les commerçants. Car l’asphyxie a commencé dès le départ du marché et la suppression sans alternative des 400 places de parking – certains commerces ont déjà constaté une chute de 50 % de leurs ventes.
La bagarre va être longue et puisera ses forces dans le besoin pressant d’espace commun. Elle sera culturelle dans le sens le plus puissant du terme : le quartier prend date et fait corps contre un chantier Attila de deux ou trois ans. Culturelle, pas cultureuse : on parle là de rapports sociaux et d’une identité enracinés dans un territoire. Pour la mairie, un centre-ville populaire, c’est un problème. Pour ceux et celles qui aiment Marseille, c’est une solution à toutes les erreurs de l’urbanisme qui a dépecé les villes par zones (résidentielles, industrielles, commerciales, d’activités, de loisirs…), provoquant l’apogée du tout-bagnole et blessant le cœur même de la cité, le lien social, le foisonnement du bazar, la confrontation des cultures urbaines… Des quartiers comme Noailles, Belsunce, La Plaine sont bien plus que la survivance paupérisée d’époques révolues. Ils sont la persistance de fructueuses frictions, de surprenantes rencontres, de débrouille et de connections populaires, de la présence têtue de populations jugées illégitimes qui, en se fabriquant une vie, habitent et font vivre la ville.
Bien des questions se posent. Où et comment se déroulera le carnaval indépendant ? Comment faire vivre l’idée que le marché populaire de La Plaine existe encore, qu’il est en exil et qu’il reviendra ? Comment défendre le jardin des chats et le boulodrome Carli voisins ? Les gestes d’hostilité face à un chantier qui veut effacer l’histoire du quartier ne vont-ils pas se multiplier – et du même coup dégoûter les investisseurs de venir mettre leurs sales pattes dans ce pétrin ?
Oui, c’est à une résistance de longue haleine qu’on va assister… Ce quartier n’est pas une zone résidentielle valorisable, mais un lieu où cohabitent de multiples activités et usages qui se nourrissent les uns des autres. Avec un cri de ralliement : « On est là ! On ne partira pas ! »
« Pas seulement les arbres, mais aussi le marché »
Mardi 11 octobre, après une dizaine de jours suspendus aux tergiversations de la mairie – la fin du plus célèbre des marchés marseillais était initialement annoncée pour le 29 septembre –, les forains ont remballé pour de bon. Sans trop savoir de quoi demain allait être fait. Grâce au blocage de la foire et des accès autoroutiers6, ils avaient obtenu de ne pas être dispersés aux quatre vents. Mais les deux sites de repli obtenus (place de la Joliette et avenue du Prado) n’étaient pas prêts. Les services imposaient donc quinze jours de chômage forcé à ceux et celles qui avaient osé défier le caciquisme municipal.
Ce mardi-là, donc, à peine les étals remballés, un camion-grue apparaît, dans l’intention de boucher les entrées de l’esplanade avec de lourdes glissières de béton. Afin d’empêcher l’accès des voitures – ou des fourgons de forains – et de préparer les 2,5 hectares de place au chantier à venir. Immédiatement, l’animation de fin de marché se transforme en protestation de rue. À mains nues, les clients des cafés, les passants, des forains, des mamies et des jeunes avec ou sans capuche tentent de ralentir la progression de l’engin. L’un d’entre eux escalade la grue. Les CRS, en nombre, gazent la foule. De petites barricades sont montées avec quelques pavés, des barrières, des poubelles… Le manège dure toute l’après-midi, avec cinq arrestations à la clé. Mais dès le départ des flics, la foule, armée d’une longue corde, déplace les blocs de béton, ouvrant à nouveau l’esplanade aux voitures. On remet même les pavés en place pour ne pas gêner le transit. Le lendemain, le ballet de la fourrière nettoiera la place et le camion-grue empilera des blocs les uns par dessus les autres.
De son côté, le service des emplacements fait poireauter les forains indésirables. Sur le Prado, les places ne sont pas encore marquées au sol. Pas avant le 26 octobre... Mais, le 19 octobre, hop !, les placiers annoncent que le marché suspendu peut s’installer sur l’avenue du Prado dès le lendemain. De crainte que les forains mécontents ne viennent grossir les rangs de la belle manif. Sur place, rien n’est prêt, les placiers sont absents. Des disputes éclatent, mais grâce à l’union expérimentée pendant la lutte, on arrive à se mettre d’accord. Quand le mardi suivant les placiers font leur apparition, les forains les reçoivent en riant : « On n’a plus besoin de vous, on est un marché autogéré ! » Et l’idée mûrit de se proclamer « marché de La Plaine en exil »… On prend date, on reviendra.
Mardi 16 octobre, alors que les arbres tombent, France 3 filme un habitant qui rappelle que la mairie avait promis qu’on n’entendrait pas « le son des tronçonneuses sur La Plaine ». Un chibani s’approche et protège l’interviewé avec son parapluie. Quand l’autre a fini, le vieux ajoute d’une voix douce : « C’est pas que les arbres qu’on arrache, il y a aussi le marché ! »
À lire aussi dans nos archives
- « Marseille – La Plaine, quartier libre », paru dans CQFD n°138 (décembre 2015).
- « La Plaine souveraine – Marseille, quartier debout ! », paru dans CQFD n°144 (juin 2016).
- « Plaine, ô ma Plaine – Un quartier à cran », paru dans CQFD n°168 (septembre 2018).
- « Marseille : guerre aux indésirables – Sur La Plaine, le marché des derniers jours », paru dans CQFD n°169 (octobre 2018).
1 Nom officiel de la place centrale du quartier de La Plaine.
2 La Marseillaise, 18 octobre 2018.
3 France 3 Région Paca, le 21 octobre 2018.
4 Jean-Claude Gaudin, maire (LR) de Marseille depuis 1995.
5 Société publique en charge de la « requalification » de La Plaine.
6 Lire « Sur la Plaine, le marché des derniers jours », CQFD n° 169, octobre 2018.
Cet article a été publié dans
CQFD n°170 (novembre 2018)
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Paru dans CQFD n°170 (novembre 2018)
Dans la rubrique Actualités
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Illustré par Patxi Beltzaiz, Tomagnetik
Mis en ligne le 04.11.2018
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