Squat agricole en Italie : le terroir du chianti collectif

En Toscane, où le prix du foncier agricole est exorbitant, des militants cultivent des terres publiques au nez et à la barbe de l’administration, qui voulait les revendre à une multinationale américaine. Voyage à Mondeggi, où vignes et oliviers ont été « collectivisés ».
Par Etienne Savoye

Il s’arrête où le squat ? « Il va de la colline là-bas à celle de l’autre côté. La maison que tu vois au loin est celle d’un voisin agriculteur. On a de bonnes relations avec lui.  » J’ai du mal à la voir, la maison en question, tellement elle est éloignée : «  Ah quand même ! C’est un tout petit peu plus grand que les squats habituels… »

200 hectares à dix minutes de Florence, en Italie. Voilà la surface que Veronica (*) et ses amis occupent illégalement depuis 2014. Sur ces terres, 22 hectares de vigne, douze mille oliviers et six bâtisses construites entre les XIVe et XVIIe siècles. Parce que oui : en plus d’être l’un des squats les plus grands du continent, Mondeggi Bene Comune est peut-être celui qui fait le plus beau pied de nez à l’histoire. Avant d’accueillir des précaires et autres sans-terre, le site a appartenu à plusieurs riches familles florentines : les Bardi, puis les Portinai, et enfin les Della Gherardesca. En 1938, ces hauts-nobles revendent leurs villas, les dépendances et la chapelle à des privés, qui les cèdent ensuite à la province de Florence. Mais de mauvaise gestion en choix hasardeux, l’entreprise agricole publique qui exploite les terres est mise en liquidation, avant que l’administration exprime sa volonté de se débarrasser du bien.

On est alors au début des années 2010, et la multinationale américaine Constellation Brands, spécialisée dans la production et la distribution de boissons alcoolisées, pointe le bout de son nez, via trois sociétés enregistrées au Luxembourg et une fiduciaire basée dans le Delaware, aux États-Unis – soit deux paradis fiscaux..

Réquisition

En lien avec le réseau Genuino Clandestino1, des étudiants en agriculture à l’université de Florence, des paysans, des passionnés d’agroécologie, des militants ou des citoyens de la région décident alors de se réunir sur place pour débattre du problème. Dans un pays qui laisse peu de place aux jeunes agriculteurs, la décision est vite prise : il faut prendre possession de Mondeggi. Pour l’ouvrir à tous, et en faire un bien commun, ou «  bene comune » en italien. « Nous avons décidé de rester “ définitivement ” le troisième jour de ce rassemblement, raconte Veronica. Les policiers sont arrivés très vite, pour identifier toutes les personnes présentes. Mais il n’y a pas eu d’affrontements. Ils sont repartis assez rapidement.  »

Sur le continent, en termes de concentration des terres agricoles, l’Italie ne fait pas exception à la règle. Entre 2005 et 2013, dans une Europe qui a perdu des millions de fermes, l’Italie est passée de 1,6 million de petites exploitations (moins de 20 hectares) à… 880 000. La taille moyenne d’une ferme atteint désormais les 12 hectares, ce qui reste moins qu’en France (59 hectares)2.

Mais chez les premiers producteurs de vin au monde – c’est bien du pays du chianti dont on parle –, le prix des terres arables est extrêmement élevé. En Italie, une personne qui s’installe doit en moyenne débourser près de 40 000 euros par hectare3, rien que ça. « Chez nous, c’est vraiment difficile, voire impossible pour des jeunes de lancer leurs projets. Et ce, même si on en trouve pas mal dans le métier. Dans ce contexte, nous ne pouvions pas laisser ce site à la spéculation foncière ou à une multinationale. Il y avait même un projet d’hôtellerie de luxe ici. Impensable ! », poursuit Veronica.

Les gueux sont dans la place

En quelques semaines d’occupation, des dizaines de personnes convergent ou s’installent sur la colline. Les plus motivés commencent à défricher les oliveraies et les vignes, en très mauvais état, pendant que d’autres investissent et rénovent les bâtiments. Les fantômes des richissimes familles florentines doivent s’étrangler. Les gueuses et les gueux sont dans la place, et ne sont pas prêt(e)s à la lâcher.

Deux niveaux décisionnels sont mis en place. D’une part, une assemblée d’habitants permanents, composée d’une quarantaine de personnes, qui décident collectivement de tout ce qui relève de la vie quotidienne. D’autre part, une assemblée territoriale plus large, avec des militants de tous les horizons qui gravitent autour du site et souhaitent prendre part aux décisions politiques et stratégiques. Avec comme enjeu premier de travailler la terre. Ce qu’il en ressort ? Un excellent chianti (testé et approuvé), de la bière, de l’huile d’olive, du savon, ou encore des huiles essentielles, tous artisanaux – et bio, forcément, mais sans les coûteux labels qui vont avec. Des cours de massage sont dispensés, ici ou là, des non-marchés sont organisés4 : les projets fleurissent.

« Il y a tellement de surface et de bâtiments vides qu’on manque de gens motivés pour réaliser tout ce qu’on souhaite, précise Veronica. Nous sommes donc une quarantaine à vivre ici à temps plein, un nombre qui monte à 200 ou 300 en fonction des périodes, comme lors des récoltes. » Et d’ajouter : « Des liens forts ont été créés et consolidés avec des professeurs d’université et des élèves de la ville, en filière agriculture ou non. Et des formations dans le travail de la terre, ou pas, sont dispensées. Ça va être dur de nous faire dégager !  »

Cinq étoiles

La métropole de Florence n’a cependant pas abdiqué. Son projet de vente du site est loin d’être enterré. Mais elle hésite devant la popularité de cette occupation. «  Les flics sont revenus quelquefois, mais sans jamais provoquer  », témoigne Veronica. « Il faut dire qu’ils auraient besoin de l’armée pour reprendre le terrain ! Surtout que le petit chemin d’accès n’est pas facile… », que je lui réponds. «  Oui c’est vrai, reprend Veronica. Ceci dit, l’affrontement se jouera peut-être en justice. On est 17 à être passés au tribunal en juillet pour “ occupation illégale, vol d’eau et d’électricité ”. La moitié des prévenus n’a même jamais vécu à Mondeggi.  »

L’impression que les politiques locaux et les hommes d’affaires ont laissé passer leur chance est cependant très nette. Car ce squat agricole, que des militants européens n’hésitent pas à qualifier de lieu occupé « cinq étoiles » (pas en référence au sinistre mouvement de Beppe Grillo, mais plutôt au regard du confort et du décor proposés), a pris racine.

Sébastien Bonetti

(*) Le prénom a été changé.


1 Le Genuino Clandestino (« Véritable clandestin ») est un mouvement de résistances paysannes et citadines qui crée des espaces de libertés en dehors du cadre institutionnel et invente de nouveaux liens entre la ville et la campagne, via des marchés autogérés, la mise en place de groupements d’achats solidaires, des occupations de terres, des manifestations, etc.

2 Source : Eurostat, chiffres de 2013.

3 En Toscane, où se trouve le squat, les prix sont assez proches de cette moyenne. Mais en Ligurie, le prix moyen dépasse les 100 000 € à l’hectare, contre à peine plus de 6 000 € en France (Eurostat, chiffres de 2016).

4 L’idée est de consommer ce qui est produit localement. Et le surplus est mis à disposition dans le centre de Florence, à prix libre. Comme ce qui se fait à Notre-Dame-des-Landes.

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Paru dans CQFD n°170 (novembre 2018)
Dans la rubrique Le dossier

Par Sébastien Bonetti
Illustré par Étienne Savoye

Mis en ligne le 18.01.2019