Rouleau compresseur gentrificateur
Main basse sur la ville (rose)
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À 15 h 45, Kilian*, 13 ans, flippe. Convoquée place Schuman à Toulouse, à cinq cents mètres de la gare Matabiau, la manifestation est condamnée à faire du surplace. Ce jour d’octobre, rues de Bayard, d’Orient ou de Stalingrad, des fourgons de police forment des barrages. En première ligne, des CRS en carapace ont dégainé les boucliers anti-émeute. Des commerces ont baissé les rideaux métalliques. Incrédule, Kilian demande pourquoi les flics filment les manifestants. « Pour remplir leurs dossiers et inculper des gens », résume sommairement Max*. Dégainant son smartphone, l’ado vengeur filme à son tour les condés. Josiane* n’en croit pas ses mirettes : « C’est dingue, c’est l’état d’urgence. Pourtant on n’est pas beaucoup et on ne fait que chanter. » Ben résume la situation : « L’idée de départ était de faire un tour du quartier Bonnefoy mais là, clairement, on est bloqués partout. Ils nous laissent juste un petit espace pour tourner en rond. » On appelle ça une nasse. Ben prend une vieille voix ORTF : « La police française ne nasse pas, monsieur ! Attention au révisionnisme. » On rit. Du grotesque. De notre impuissance. De l’arrogance guerrière du camp d’en face.
Le camp d’en face, justement, se nomme Teso – pour Toulouse Euro-Sud-Ouest. Une espèce de méga dynamitage urbain censé booster la ville dans sa course à la métropolisation. La gare transformée en pôle d’échange multimodal où « il sera possible de se rendre partout dans la métropole, dans la région, ainsi qu’en France et en Europe grâce aux trains, métros, bus, autocars, taxis, voitures et vélos »1 – pour les nomades en trottinette électrique, faudra patienter un chouia.
Une partie du quartier populaire Bonnefoy sera rasé afin d’accueillir 300 000 m² de bureaux et 50 000 m² de commerces. L’idée étant de métastaser les circuits marchands du centre-ville jusqu’aux faubourgs situés au-delà des rives du canal du Midi. Étendre le périmètre des flux consuméristes, avec ses dalles de béton, ses coulées vertes et ses enseignes mondialisées. Mais que les inquiets se rassurent, en réparation des destructions d’immeubles, la Ville promet la création de 3 000 habitations dont 40 % en logement social. Les communicants ont trouvé une chouette expression pour qualifier l’affaire : « Mixité au cœur du projet urbain. »
En attendant d’être relogés, les sans-dents du quartier Bonnefoy sont quand même priés de virer le plancher. Les arrière-grands-parents de Claudine ont quitté l’Espagne au début du XXe siècle avant de poser leurs valoches à Bonnefoy. Imper rose et voix fluette, l’enfant du quartier explique : « Depuis quelque temps, la mairie rachète des bâtiments habités, met les gens dehors et mure ensuite pour éviter que les lieux soient squattés. Moi je suis en préemption renforcée. Après l’enquête d’utilité publique prévue l’année prochaine, je risque l’expropriation. » Quand on lui demande comment réagissent les autres riverains, elle grimace : « Il y a beaucoup de propriétaires non occupants et de locataires précaires. » Du pain bénit pour les aménageurs.
Flambée du kebab
Rue du Maroc et avenue de Lyon, on est allé les voir, ces immeubles aux fenêtres et aux portes murées, ces commerces figés, ces tags et collages appelant à la résistance anti-Teso. Une affiche détournant le film Piège de cristal présente le maire Jean-Luc Moudenc (LR) en Bruce Willis. Titre du nanard : Toulouse en otage. Et l’affiche de spoiler l’intrigue : « Expulsions, vidéosurveillance, gentrification. Teso : un urbanisme violent au service d’égo démesurés. » Depuis quelques années, la mairie procède à une lente et efficace dévitalisation de l’ancien quartier cheminot. Fataliste, une vieille habitante montre des immeubles abandonnés : « Tous ces bâtiments vont être rasés. Ça fait des années que les magasins sont fermés. »
La rue de Bayard où est « nassée » la manifestation relie la gare au centre-ville. Entièrement rénovée en 2017, elle accueille depuis quelques commerces plus chicos. Mégaphone en main, un manifestant claironne : « Même le kebab auquel j’allais tout le temps a pris 20 %. Un euro de plus ! C’est une étape de ce que veulent faire les pouvoirs publics en réaménageant la ville. Nous faire circuler davantage pour acheter plus et plus cher. […] On n’est pas en train de dire que tout va bien dans le quartier Bonnefoy : ça fait des années qu’il est laissé à l’abandon, que les poubelles ne sont pas ramassées, qu’il y a des rats partout. On mure des immeubles et on les laisse dépérir. »
Mais il n’est pas de gâteau sans sa cerise. En mars 2017, Moudenc Imperator profite d’un déplacement au Mipim2 de Cannes pour annoncer à ses administrés la construction de l’Occitanie Tower : le futur quartier d’affaire accueillera le premier gratte-ciel de Toulouse. 150 mètres de hauteur, mélange d’acier, de verre et de végétal avec hôtel de luxe, bureaux et restaurant panoramique. Le braquemart pour richards est tellement énorme qu’il menace de plonger 10 000 de ses voisins dans l’ombre. Pour clore le bec des critiques, Moudenc a prévenu : la douloureuse estimée à 130 millions d’euros sera financée uniquement sur fonds privés. « Toulouse est une ville assez basse, qui postule pour que son patrimoine soit reconnu par l’Unesco. Cette tour, c’est complètement disproportionné. Une sorte de trip à la Dubaï », s’étrangle Josiane.
« Ce sera un quartier mort, pourri, bourgeois »
« La tour et le Teso sont deux projets séparés, même s’ils sont le signe de la construction d’une métropole, analyse Max. La tour vient positionner Toulouse sur un plan. On est dans une démarche de visibilité et de prestige. Le cœur du Teso, c’est le quartier d’affaires. Le bureau est un produit métropolitain parce que c’est un produit de spéculation. Et puis, des bureaux neufs dans le centre-ville, c’est pour des gros comptes. L’idée est d’impulser une dynamique en attirant des grosses entreprises. C’est le mythe du cargo : on fait une piste d’atterrissage et on espère qu’un beau cargo va se poser dessus. »
Quatrième ville française, Toulouse jouit d’une insolente croissance démographique. En moyenne, la préfecture de Haute-Garonne gonfle de 6 000 habitants chaque année. Quant à l’agglo, elle n’est pas loin du million d’habitants. Un argument massue servi par la mairie pour faire tourner la bétonneuse et nettoyer la ville de ces galériens qui n’iront jamais claquer six euros pour un smoothie place du Capitole. Toute la ville est mise au pas. En 2017, des campements de Gitans étaient expulsés du quartier du Ginestous pour un projet de golf à neuf trous3. En bord de Garonne, c’est l’hôpital La Grave qui propose dépistages et soins aux plus pauvres qui est menacé par un énième projet de quartier huppé comprenant hôtel quatre étoiles et appartements de standing.
À propos du Teso, Max précise : « C’est la plus grosse destruction de logements sur Toulouse depuis le quartier Saint-Georges. » Entre 1960 et 1980, ce quartier historique et populaire de 3 500 âmes avait été rasé pour laisser la place à des commerces et des logements bourgeois. Ancien SDF, un habitant de Bonnefoy résume le devenir du quartier : « Ça va devenir un quartier riche, avec des caméras partout. Ce sera un quartier mort, pourri, bourgeois. Et les ouvriers, ils auront le droit de venir le matin, pour balayer le trottoir, faire la plomberie, de la maçonnerie chez les gens – et à 5 h faut partir car il y a les huiles qui arrivent. Eh ouais, ça fait tâche. Et toi tu dégages au Mirail, ou à Empalot, ou n’importe où. Les cités pour toi. Mais moi je veux pas ! 4 »
* Le prénom a été changé.
2 Marché international des professionnels de l’immobilier.
3 Aux dernières nouvelles, le projet de golf a du plomb dans l’aile à cause de multiples dégradations du chantier...
4 Cité dans La Mauvaise Foy (n° 1), feuille de chou gratuite.
Cet article a été publié dans
CQFD n°170 (novembre 2018)
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Paru dans CQFD n°170 (novembre 2018)
Par
Illustré par Victor
Mis en ligne le 30.12.2018
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