Algérie / Nouvelle-Calédonie – destins croisés
Joseph Andras : « On peut toujours arracher une bataille, trouver une brèche »
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« Depuis 150 ans, les Kanak sont de ce camp qui a toujours tort », a dit un jour un témoin à Joseph Andras, auteur du roman Kanaky, publié en 2018 chez Actes Sud. L’écrivain y retrace le parcours du militant indépendantiste Alphonse Dianou. Ce dernier fut tué avec 18 de ses camarades lors de l’assaut mené par l’État français pour « résoudre » la crise des otages d’Ouvéa, le 5 mai 1988. Décidé à démolir un « récit [médiatique] de guingois, claudicant, mal-bâti », il est parti sur place pour enquêter sur le personnage.
Son constat : Alphonse Dianou n’avait rien d’un va-t-en guerre. C’était même un pacifiste convaincu. En redonnant complexité et humanité à ce militant, l’écrivain déplace la focale, conférant à son activisme une dimension tout sauf mortifère. Ce qu’il avait déjà fait pour son premier ouvrage, De nos frères blessés, consacré au militant de l’indépendance algérienne Fernand Iveton, exécuté pour avoir posé une bombe dans son usine en 1956, sans intention de faire couler le sang.
À ces deux mémoires bafouées, Joseph Andras offre une lumière bienvenue. Entretien.
Trente ans après les faits, le massacre de la grotte d’Ouvéa est encore dans toutes les mémoires en Nouvelle-Calédonie. Tout comme la défiance envers ceux qui prétendent le raconter. Y a-t-il là-bas un consensus concernant le côté mal ficelé et partial du récit médiatique officiel ?
« “Sur place”, en bloc, je ne saurais te dire – puisqu’il faut compter avec les “Caldoches”1 (le plus souvent républicains), les Kanak majoritairement indépendantistes et ceux qui ne le sont pas, les “métros”, les populations wallisiennes, tahitiennes, asiatiques… L’essentiel de mon travail s’ancre au sein du monde indépendantiste kanak ; c’est donc à partir de lui que je peux parler. Et c’est unanime : la narration autorisée, c’est-à-dire celle de l’État français et d’une partie de la presse à sa disposition, est largement contestée – à commencer par l’accusation de terrorisme. Les dix-neuf militants tombés sont salués comme autant de héros, de martyrs, de victimes de l’entreprise coloniale – notamment sur l’île d’Ouvéa. En ce qui concerne plus spécifiquement Alphonse Dianou, le meneur de la prise d’otages est l’objet principal de mon livre, les récits collectés sont sensiblement les mêmes : il n’était pas, mais alors pas du tout, l’homme décrit par la métropole. »
Comment as-tu gagné la confiance de tes interlocuteurs ?
« Ça a été long. J’ai d’abord joint un neveu d’Alphonse Dianou, un militant, fin lecteur, qui réside en France : il était initialement hostile à ce projet biographique, estimant que le récit historique de la lutte kanak incombait aux premiers concernés. La sœur de Dianou l’a fait changer d’avis – jusqu’à ce qu’il devienne un complice amical de ce livre. Puis, collectivement, nous avons tenté de nouer à distance d’autres contacts, de poser les premiers jalons durant près d’une année : il était impossible d’écrire sur cet homme sans l’aval de l’ensemble de ses proches. Le fameux “temps kanak” n’est pas une légende exotique. Je suis parti sur place pour m’entretenir de vive voix avec son fils et sa veuve – sans savoir s’ils me donneraient leur accord ou m’opposeraient un refus. Il s’est montré méfiant ; elle était enthousiaste. Au fil des échanges, son fils a, je crois, compris que je n’avais rien à en “tirer” de personnel : le sujet n’intéresse personne en France ; il n’y a que des coups à prendre et pas d’argent à gagner. Peut-être que mon premier roman, De nos frères blessés, couvrant la guerre d’Algérie, a plaidé pour ma cause, devenue nôtre – c’était un fil rouge que j’entendais déployer avec la même exigence. Et ainsi de suite, de porte en porte, avec l’appui déterminant de plusieurs Kanak et d’un documentariste français. »
Pourquoi avoir choisi de te pencher sur le destin de Fernand Iveton et Alphonse Dianou ? C’est une manière de donner chair à un récit historique déficient ?
« Bien sûr. Iveton était totalement occulté, inconnu ; Dianou, malgré le film de [Mathieu] Kassovitz2 en 2011, restait un mystère. En France, le récit de la guerre d’Algérie est phagocyté par Sartre et Camus : deux intellectuels en conflit, mais deux intellectuels tout de même. Iveton était un ouvrier, un pied-noir. Et lorsqu’il songe à s’engager physiquement, à mettre son corps dans la balance, il l’accepte au prix de ne pas attenter à celui des autres. Puis se voit isolé entre les appareils communistes et le FLN. Iveton ne cesse, en taule, de demander des nouvelles de son chat à sa femme, certain qu’il sera libéré – on sait la suite. Mais on sait moins la suite de cette suite : il y a fort à penser que Mitterrand a aboli la peine de mort, arrivé au pouvoir, pour se racheter d’avoir fait trancher la tête d’Iveton3. Cela se raconte dans l’entourage du président. Dianou, lui, était éducateur, fils d’un mineur et d’une cantinière. On connaît bien davantage [Jean-Marie] Tjibaou et [Éloi] Machoro, pour peu que l’on s’intéresse à la Nouvelle-Calédonie : Dianou est l’un des “dix-neuf”, comme on dit depuis. Un émule de Gandhi, non-violent assumé, qui voulait être curé et se retrouve un jour à occuper une gendarmerie. Il y avait, politiquement, ces trous noirs, individuels et collectifs, à tenter de combler ; il y avait, littérairement, ces tensions subjectives à comprendre, cerner, essayer de saisir au plus près. D’où le désir, initialement autonome, d’écrire sur ces deux hommes. »
Ces deux hommes sont tous deux des martyrs, à double titre : morts pour leurs causes, puis bafoués dans leur postérité. La première phrase de Kanaky est d’ailleurs celle-ci : « Dire l’homme dont on dit qu’il n’en est plus un. » Tu penses que la littérature peut – voire doit – redresser les torts ?
« Que la littérature doive bousculer, perturber, contester, bref, qu’elle doive être subversive ou hors les clous, c’est l’un des plus grands lieux communs… Tous les écrivains, à les écouter, chérissent la liberté ou veulent “faire acte de résistance” : aucun ne revendique une littérature conformiste, enrégimentée ou soumise. Je me méfie donc des grandes déclarations révolutionnaires en la matière – d’autant que je peux y succomber ! Réparer une injustice, tirer de l’oubli, c’est une belle tâche, mais elle est sans fin. Donc assez désespérante. Mettre en lumière les responsabilités et impliquer le lecteur dans ce geste de dévoilement me mobilise davantage : Iveton et Dianou sont tombés sous les coups d’une même entité, l’appareil d’État républicain. Entité à laquelle nous sommes plus ou moins liés et sur laquelle nous pouvons essayer de peser... »
D’un point de vue militant, cette dimension « désespérante » que tu mentionnes n’a-t-elle pas un effet néfaste ?
« Je dois t’avouer qu’il existe sans doute en moi cette chose que Traverso appelle “la mélancolie de gauche”. Eugène Varlin, Rosa Luxemburg, Walter Benjamin, Amílcar Cabral et Salvador Allende ont mal fini, je ne t’apprends rien ! Mais ce n’est pas là un éloge romantique ou macabre du martyre. Le sang ne fait foi de rien. Je parle dans Kanaky d’un “combat sans conclusion” : je ne crois pas à “la victoire”, le mot “utopie” me glisse dessus, je suis infoutu de me convaincre qu’on y “arrivera”, que l’horizon aura la belle gueule de l’émancipation. Mais on peut toujours faire quelques pas vers une voie plus égale, arracher une bataille, trouver une brèche. L’Algérie a bradé sa liberté aux militaires, l’alcool malmène trop de Kanak, les zapatistes demeurent isolés dans le sud du Mexique, la Palestine est en pièces détachées et la France encaisse Macron pour n’avoir pas à subir le Front national. Je ne vois pas d’espoir, mais des espoirs. Des poches, ici et là. Que j’aimerais à l’évidence voir plus nombreuses car je n’ai pas l’orgueil de la marge ou de la minorité… Parlons alors d’un désespoir actif, d’un pessimisme enthousiaste face à toutes les occasions d’honorer la célèbre sentence de [Samuel] Beckett : “Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.” »
Comparativement à l’Algérie, on a en métropole une connaissance limitée de la lutte indépendantiste calédonienne. Comme si cette lutte ne comptait pas vraiment, alors même qu’elle a des racines historiques très profondes. Comment expliquer ce relatif désintérêt, ce « trou noir » généralisé ?
« Prenons la distance : 1 300 kilomètres et des poussières pour gagner Alger à vol d’oiseau depuis Paris ; 13 fois plus pour Nouméa. Prenons les pieds-noirs, les immigrés algériens, les anciens soldats, puis ajoutez leurs enfants, parfois porteurs de ces mémoires : ils ont façonné, par leur présence physique, l’histoire, l’imaginaire et les débats français. L’Étranger compte en France plus de lecteurs que Le Petit Prince ; qui peut citer un roman néo-calédonien ou ancré dans la Grande-Terre ou les îles Loyauté ? La guerre d’indépendance algérienne continue de susciter, à chaque évocation médiatique ou politique, des crispations et des scandales ; la Nouvelle-Calédonie se contente, comme la plupart des “départements et territoires d’outre-mer”, des colonnes feutrées de la presse. C’est à peine si on sait la situer sur une carte. Dans ces conditions, on peine à imaginer que la lutte indépendantiste kanak puisse susciter l’intérêt du grand nombre… »
Tu parlais d’un « combat sans conclusion ». Est-ce que le référendum d’auto-détermination du 4 novembre pourrait apporter une forme de conclusion ? Y voit-on motif à espoir, sur place ?
« Permets-moi de rappeler quelques données élémentaires, pour borner la discussion. Les Kanak sont de plus en plus minoritaires (39 % en 2014) ; tous ne sont pas indépendantistes et tous les indépendantistes ne vont pas voter – certains boycottent la consultation référendaire puisqu’ils ne reconnaissaient pas les accords signés avec la métropole depuis le carnage d’Ouvéa. Donc le résultat est plié d’avance. La dernière enquête, en date du 3 octobre, donne le “non” à l’indépendance à 66 %. Mais les indépendantistes, qu’ils soient plus ou moins optimistes, m’ont très régulièrement opposé le “temps kanak”, dont je te parlais, ce temps qu’ils revendiquent face aux agendas occidentaux, modernes et capitalistes : ce scrutin est une étape, une prise de température, en rien une fin. Il y a quelques jours, j’étais au téléphone avec un militant kanak impliqué durant l’occupation de la gendarmerie : il avait hâte de se rendre aux urnes mais se montrait serein – si le “non” l’emporte, eh bien tant pis, il faudra essayer encore, continuer, s’organiser et convaincre davantage… »
1 Population blanche ou métissée installée sur place depuis plusieurs générations.
2 L’Ordre et la Morale.
3 À la date de l’exécution, en février 1957, François Mitterrand était Garde des Sceaux.
Cet article a été publié dans
CQFD n°170 (novembre 2018)
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Paru dans CQFD n°170 (novembre 2018)
Par
Illustré par Baptiste Alchourroun
Mis en ligne le 26.01.2019
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