9 septembre 1910 au soir. Sur le port du Havre, une altercation qui oppose trois ouvriers charbonniers grévistes à un ouvrier non gréviste, Louis Dongé, tourne en eau de boudin. Tous sont saouls. Dongé sort un revolver. Il est désarmé, puis tabassé. Il meurt de ses blessures le lendemain à l’hôpital. Aussitôt, on accuse Jules Durand, anarchiste, abstème [1], ancien docker devenu charbonnier et secrétaire syndical récemment élu, d’avoir commandité le meurtre, alors que rien ne l’implique au moment des faits. Une raison à cela : « Sous [l’]impulsion [de Durand], la chambre syndicale de la corporation, ancienne mais assoupie, a adhéré à l’union locale CGT, voyant ses effectifs passer de quelques dizaines à quelques centaines d’adhérents. C’est pourquoi Jules Durand est devenu la bête noire du patronat havrais, l’homme à abattre », relate l’historienne Anne Steiner [2]. Le 25 novembre, après une sordide campagne à charge de la presse locale aux ordres et une instruction tout aussi orientée, les trois responsables du meurtre sont condamnés à des peines de travaux forcés avec circonstances atténuantes, tandis que Durand est promis à la guillotine.
Le 28 novembre, une grève générale est décidée au Havre, suivie par les ports de Saint-Nazaire, Brest, Marseille et Dunkerque. Une campagne nationale et internationale des mouvements socialistes et syndicalistes permet un premier pourvoi en cassation, qui sera rejeté, puis le président Fallières commue la condamnation à mort en peine de sept ans de prison. Durand sauve sa tête, mais son esprit finit par battre la breloque après avoir été durement affecté par l’angoisse du couloir de la mort. Après une interminable procédure, il est finalement innocenté en juin 1918 par la Cour de cassation, qui reconnaît les faux témoignages contre lui. Pour autant, l’injustice n’est pas vraiment réparée. Et Durand termine sa vie à l’asile d’aliénés de Sotteville-lès-Rouen en février 1926. Encore aujourd’hui, renouer le fil de la machination patronale de la Compagnie générale transatlantique qui a ruiné sa vie n’est pas chose aisée, les dossiers de l’affaire s’étant mystérieusement volatilisés des archives judiciaires.
Révoltée de s’entendre dire « c’est une histoire du passé » ou « c’est trop local et pas assez grand public », la réalisatrice Sylvestre Menzer a choisi d’inscrire le fil de son documentaire, sorti le 1er novembre, dans le décor du Havre d’aujourd’hui et de la continuité syndicale. Au moment de la célébration en grande pompe du 500e anniversaire d’un port expurgé peu à peu de sa culture ouvrière [3], ce film sensible permet enfin de réhabiliter une figure emblématique du prolétariat havrais et de la relier aux mutations et à la destruction progressive du port industriel. « Cette affaire restera toujours sensible parce qu’elle rappelle les mauvais démons de la société, conclut l’avocate Saïda Azzahti. Le combat de Jules Durand n’est pas fini. »