Comme une vague qui peu à peu enfle et prend de l’ampleur, de multiples signaux indiquent que nous sommes en train de vivre un moment particulier de l’histoire du féminisme. Après le backlash [1] des années 1980, qui voyait nos aînées fredonner sans broncher qu’« être une femme libérée, c’est pas si facile », après la léthargie des deux décennies suivantes, qui n’ont vu émerger que des « chiennes de garde » soucieuses du bien-être des femmes publiques et où la question du genre est longuement et laborieusement sortie de la sphère universitaire, nous voilà visiblement entrés dans une ère nouvelle. Depuis quelques mois ou années, il est moins difficile de se dire féministe ; on voit se multiplier les « Paye ta shneck » et autres prises de position d’actrices, les textes sur la charge mentale [2], les violences obstétricales et le mansplaining [3], les hashtags « Moi aussi » ou « Balance ton porc »... Les grands médias n’ont pas traité Harvey Weinstein comme ils avaient traité DSK : entre-temps, il y a eu Denis Baupin, puis Jean Lassalle.
Contrairement à ceux de Roman Polanski et Bertrand Cantat, ces nouveaux cas ont permis une prise de parole autre que médiatique, un abord du sujet plus large. Et si, pour le moment, le sentiment d’impunité des hommes opprimant des femmes dans le cadre professionnel n’est ébranlé qu’à l’Assemblée nationale et à Hollywood, on peut espérer qu’il le soit aussi bientôt dans les entreprises d’intérim, les supermarchés, les services d’aide à la personne et les entreprises de nettoyage.
« Tu dois être contente, toi qui es féministe... » C’est vrai, on pourrait se réjouir de ces explosions, de cette parole libérée, de ces accusations assumées. Mais en réalité, on ne peut s’empêcher de se demander comment il est possible d’en être encore là [4]. Là, c’est-à-dire en train de déployer une énergie invraisemblable pour faire comprendre à nos amis, collègues, amants, amoureux, frères, pères, voisins, même les mieux intentionnés, ce que nous vivons tous les jours en tant que femmes.
En réalité, ces moments où le féminisme devient soudain omniprésent ont quelque chose de douloureux. Ils nous rappellent dans notre chair ce que nous refusons régulièrement de voir pour pouvoir continuer à vivre : que nous avons toutes, sans exception, été victimes d’hommes qui nous ont violentées pour obtenir ce que nous ne voulions pas leur donner. Que nous avons toutes, sans exception, intériorisé ce redoutable levier qui consiste à nous faire éprouver de la honte et de la culpabilité quand on nous a écrasées. Ces moments nous rappellent la double peine qui consiste alors à nous condamner en plus en tant que victimes – parce que consentantes, faibles, malhonnêtes, voire imaginaires. Ils nous rappellent que contrairement à d’autres dominations, la majorité des femmes vivent celle-ci à chaque minute, dans chaque interaction.
Ce n’est pas une domination qui ne s’exercerait que dans le champ public, politique, professionnel ou économique : elle est aussi intime et quotidienne. Au lit ou au bureau, dans la rue ou à la plage, dans le métro ou dans un bar, à la cuisine ou à Pôle emploi, il n’existe aucun refuge, aucune paix : nous sommes toujours acculées à la guerre – ou à la capitulation.
Et nous sommes fatiguées. Moi, je suis fatiguée d’entendre les hommes (y compris ceux que j’aime) s’offusquer du comportement des « porcs » sans jamais se regarder eux-mêmes. Tous les hommes, sans exception, ont profité ou profitent du privilège d’être un homme, et l’ont exercé ou l’exercent avec violence. C’est de cette prise de conscience, de la libération de cette parole dont nous avons besoin désormais. On ne pourra pas faire tout le boulot toutes seules. Et si nous voulons continuer à nous aimer, à coucher, à vivre, à travailler, à lutter ensemble, il va falloir qu’il se passe quelque chose.