Procès AZF

Justice de classe

En 2001, l’explosion de l’usine toulousaine AZF causait morts, blessés et destructions. En 2017, les dirigeants de Total, reconnus responsables, n’ont toujours pas été condamnés. Un scénario qui justifierait presque les propos du président-qui-ne-devrait-pas-dire-ça sur la lâcheté congénitale de l’institution judiciaire en France.
Par Jean-Michel Bertoyas

Ce lundi 23 janvier, une centaine de militants CGT battent le pavé, devant la tour Total de la Défense. Je suis venu avec mes ex-collègues de l’usine, militants eux-aussi à la CGT. Battant le pavé, à nos côtés, on retrouve des copains des raffineries de Gonfreville et de Grandpuits, ainsi que des raffineries de Dunkerque et Petroplus qui, elles, ont fermé. Il y a aussi des copains de la chimie ainsi que d’anciens salariés d’AZF. Face à nous, derrière les barrières amenées exprès et les vitres anti-balles de la tour, des flics en nombre, bien au chaud, des fois qu’on essaierait de débouler dans les locaux du pétrolier.

On se les pèle grave. La Défense est un lieu rempli de courants d’air, à cause de toutes ces tours, immeubles et buildings qui ne cessent de se monter, et aujourd’hui, avec le froid qui règne, c’est comme un blizzard : il faut être motivés pour manifester. La raison de notre présence ici ? un nouveau procès concernant la « catastrophe » AZF de Toulouse s’ouvre le lendemain. Oui, vous avez bien lu, 15 ans après les faits, on en est toujours au même point.

Le 21 septembre 2001, l’usine AZF, appartenant au groupe Grande Paroisse, filiale engrais de Total, explosait, tuant 31 personnes, en blessant plus de 2 500 autres, traumatisant 11  000 habitants (chiffres Sécurité sociale) et détruisant une partie de la Ville rose. Depuis, la justice n’a toujours pas été rendue. Les familles des morts, les infirmes et meurtris dans leur chair attendent toujours.

La responsabilité de Total a pourtant été clairement démontrée, preuves à l’appui. Mais il s’agit de Total, avec ses méthodes de barbouzes, ses réseaux, ses amis, ses médias aux ordres… Cette multinationale se veut inattaquable en dépit de toutes les casseroles qu’elle traîne derrière elle.

Le premier procès en correctionnelle se concluait, le 19 novembre 2009, par une relaxe générale des prévenus, au bénéfice du doute. Pourtant ce jugement était assorti d’une dénonciation de l’organisation au sein de l’entreprise et du recours trop important à la sous-traitance. Les réquisitions du Parquet confirmaient également qu’un mélange de produits chimiques incompatibles avait été à l’origine de l’explosion et que ce défaut dans la sécurité d’un site pourtant classé Seveso était la conséquence de cette organisation laissant la part belle à la sous-traitance.

Évidemment, ce jugement reconnaissant la culpabilité mais ne condamnant pas était inacceptable. Une vraie justice de classe, comme on dit. Un peu dans la même veine que celle du procès de Christine Lagarde. Les riches et les patrons sont au-dessus des lois, ce n’est une information pour personne.

Aussi, l’ensemble des 1 600 parties civiles, ainsi que la CGT et le Parquet ont fait appel de ce jugement inique. Un nouveau procès s’est ouvert en novembre 2011, à Toulouse, et s’est terminé le 24 septembre 2011 (10 mois !). La cour d’appel a condamné le directeur d’AZF et l’a déclaré coupable d’homicides involontaires « par négligence ou imprudence ». Grande Paroisse a été condamnée à 225 000 euros d’amende, somme ridicule au regard de la catastrophe mais peine maximale. Serge Biechlin, directeur d’AZF, a été condamné à trois ans de prison, dont deux avec sursis, et 45  000 euros d’amende.

Après cette condamnation, même en deçà du préjudice, les victimes pouvaient enfin éprouver un sentiment de justice. Sauf que ça ne s’arrête jamais… Le 24 janvier 2013, la cour administrative de Bordeaux reconnaissait la responsabilité de l’État dans l’explosion par une faute de surveillance des services publics chargés de l’inspection des installations classées. Cette responsabilité a été levée en décembre 2014.

Mais ça n’en finit toujours pas. Les victimes ne seront jamais tranquilles. Le 13 janvier 2015, Total et sa batterie d’avocats ont réussi à faire casser le jugement de la cour d’appel de Toulouse. Un jugement cassé sur des détails de procédure qui ne remettent pas en cause la responsabilité de Total.

C’est ce nouveau procès qui s’est ouvert le 24 janvier et qui va durer quatre mois. En plus de cela, il se tient à Paris. Bien loin de Toulouse. « Nous avions proposé que ce soient les juges de Paris qui se déplacent sur Toulouse afin que les victimes puissent assister au procès : ça nous a été refusé », dit Armand, ancien d’AZF. Les familles et les victimes ne pourront plus être les acteurs du processus judiciaire ne serait-ce que par leur présence. Parce que je vous prie de croire que voir tous les jours les victimes, en chaises roulantes ou avec des béquilles, cassées, infirmes, ça montre tout le concret de la catastrophe. On n’est plus dans les discours des « spécialistes » ou des avocats. C’est évident que ce « dépaysement » sur Paris prouve que la justice veut tout faire pour préserver la multinationale Total.

Le cauchemar continue donc pour les victimes et leur famille. La justice qui sait aller très vite pour condamner les salariés et militants d’Air France, de Goodyear et d’autres boîtes, qui sait condamner les soi-disant casseurs des manifs anti-loi travail, prend son temps lorsqu’il s’agit des riches et des patrons. Ce procès fleuve est public, souhaitons que salariés et victimes sachent se faire entendre.

Jean-Pierre Levaray

Lu, entendu

Intervention de Carlos Moleira, secrétaire Chimie CGT pendant la conférence de presse.

  • « Mieux vaut tuer des dizaines de milliers de travailleurs par l’amiante, provoquer des catastrophes industrielles et environnementales, comme à Toulouse, dilapider 400 millions d’argent public, comme l’a fait Christine Lagarde, que de protester contre des plans de licenciements chez GoodYear ou Air France, ou encore être SDF et voler des pâtes, ce qui conduit à une peine de prison ferme après des jugements expéditifs. Il n’y a toujours pas, aujourd’hui, dans notre pays, un seul procès au pénal lié à l’amiante, plusieurs décennies après les dépôts de plaintes. Aujourd’hui, en France, il n’y a pas un accident mortel du travail sur dix qui donne lieu à sanction pénale et, en moyenne, seulement un par an qui donne lieu à une peine de prison effective. Verra-t-on, enfin, avec ce nouveau procès, une justice digne d’une véritable démocratie ? En tout cas, quinze ans se sont écoulés. Le nouveau procès qui s’ouvre l’est en correctionnelle et pas aux assises et, pour l’instant, la direction générale de Total n’est pas inquiétée. »

Extrait d’un tract distribué sur le parvis de la Défense.

  • « AZF : “Une catastrophe”, dit-on habilement, ayant causé 31 morts. Mais une catastrophe étant souvent sujette à un événement naturel tel que tempête ou ouragan, ce terme n’est pas approprié à une justice digne de ce nom puisque cette explosion qui a tué n’était pas le résultat d’événements climatiques mais de choix financiers du groupe Total. Les dirigeants du groupe peuvent dormir sur leurs deux oreilles, le pouvoir politique les protège juridiquement et pénalement. Comme Christine Lagarde, ils seront au pire jugés par leurs pairs, sans grands risques. »
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Paru dans CQFD n°151 (février 2017)
Par Jean-Pierre Levaray
Illustré par Bertoyas

Mis en ligne le 26.11.2019