Rencontre avec Ramata Dieng
« Je suis née le jour de la mort de mon frère »
D’ailleurs la famille appelle à un grand rassemblement à Paris près de Belleville, le 16 juin 2018, à l’occasion du onzième anniversaire de la mort de Lamine.
D’ailleurs la famille appelle à un grand rassemblement à Paris près de Belleville, le 16 juin 2018, à l’occasion du onzième anniversaire de la mort de Lamine.
Ramata Dieng : Mon frère Lamine a été tué le 17 juin 2007 entre 4h et 4h30 du matin, rue de la Bidassoa (Paris, 20e). Les médecins légistes expliquent que la cause de la mort est une asphyxie mécanique, une suffocation due à l’appui facial contre le sol, avec pression sur le sommet de la tête. Ils relèvent plus de 30 hématomes, une dizaine sur la tête, dont un de 10 cm sur 7 au niveau de la fontanelle. Ils notent également un œdème qui a provoqué un engagement cérébral. En langage clair, sous la pression du genou d’un policier, le cerveau a manqué d’oxygène et a gonflé. Gonflement qui a atteint un tel degré que le cerveau ne tenait plus dans la boite crânienne et a commencé à s’écouler par le trou occipital. Ces éléments de la contre-expertise sont dans le dossier depuis fin 2007.
CQFD : Quel a été votre combat ?
Entre 2007 et le non-lieu prononcé en 2014, on a demandé une reconstitution sur la scène du crime, refusée par le juge. Prétexte : la reconstitution n’aurait pas permis de révéler l’état d’excitation de Lamine. Excitation qui justifierait le maintien de plusieurs hommes sur un corps allongé face contre terre pendant trente minutes. Mais qui a dit qu’une reconstitution a pour but de montrer l’état émotionnel des uns et des autres ? Une reconstitution est faite pour déterminer la position de chacun et qui a fait quoi au moment des faits. Le juge a préféré organiser une pseudo-reconstitution dans son bureau, un greffier jouant le rôle de Lamine. Pour montrer comment ils étaient positionnés, les policiers ont dû pousser les chaises. Le juge aurait dû constater que si les voitures garées étaient moins faciles à pousser que des chaises, les trois policiers s’étaient donc placés sur le corps de Lamine. Mais quel danger pouvait bien représenter mon frère face à des policiers armés jusqu’aux dents ? Cette pseudo-reconstitution a eu lieu en 2012 et, en juin 2014, le juge a prononcé le non-lieu. On a fait appel.
Parle-nous des contradictions policières...
L’enquête préliminaire aura duré 36 heures, exactement le temps qu’ils ont tardé à nous prévenir. Lundi 18 juin à 17h30, un fonctionnaire téléphone et demande à ma sœur si Lamine est là, avant d’annoncer son décès sur la voie publique. On ne peut pas voir le corps, mais on a rendez-vous le lendemain à l’IGS2. On imaginait que Lamine avait eu un accident de moto, mais l’enquête nous apprend qu’il aurait battu une femme dans une chambre d’hôtel. Une patrouille serait intervenue et l’aurait interpellé, non sans mal. Au moment de monter dans le fourgon, devenant soudain « tout mou », il se serait écroulé. Quant à la femme, elle serait entre la vie et la mort. On lui rend visite à l’hôpital et on découvre qu’en fait elle a un point de suture sur le nez et un coquard jaune sous l’œil. Elle fond en larmes : « Pardon, pardon, c’est pas ce que je voulais ! » Aussitôt après notre visite, elle a été placée sous secret. À l’institut médico-légal, on nous présente un corps derrière une vitre. C’est bien Lamine. Ma mère s’effondre.
C’est là qu’on vous sert la deuxième version policière ?
Dans son bureau, le commissaire en chef de l’IGS nous montre une flasque de whisky en nous annonçant que mon frère était mort d’une overdose de cocaïne, de cannabis et d’alcool. On trouve ça bizarre, parce qu’on ne le connaissait pas drogué. Lamine fumait des cigarettes, c’est tout. Ce commissaire donne une autre version des faits : la flasque a été trouvée dans la rue et Lamine était caché sous un véhicule à l’arrivée de la patrouille. Là, on décide de porter plainte et, le 22 juin, on se constitue partie civile. On prospecte des avocats, mais certains ont peur d’un procès contre la police. La Brigade anti-négrophobie et les gens du MIB3 nous assistent. Il y a une première marche le samedi 24 juin – un millier de personnes selon la police – de chez mes parents jusqu’au lieu du crime, où des témoignages sont sollicités. Après quelques échauffourées dans le quartier, le maire d’arrondissement, qui n’a pas daigné adresser de condoléances, convoque mes parents pour leur demander d’appeler au calme. Je leur dis « Vous n’allez nulle part ! ». Comment aurions-nous pu appeler au calme alors que le quartier subissait une présence policière massive ? Ils harcelaient les jeunes, en particulier ceux qui participaient aux manifs, au comité de soutien. Même des Blancs, comme ce libraire de Ménimontant qui avait collé une affichette dans sa vitrine, ont subi des pressions.
Vous avez mené une véritable contre-enquête…
Grâce à l’enquête de voisinage, on a trouvé plusieurs témoins. Cette nuit-là, une voisine a été réveillée par un cri, puis un bruit de corps qui chute lourdement. Elle se penche et voit plusieurs policiers juchés sur un homme coincé entre deux voitures. Elle crie, deux ou trois fois : « Arrêtez, vous lui faites mal ! » Aucune réaction des flics. Puis, elle les voit traîner le corps vers le fourgon. Lamine mesurait 1m86, pour 89 kg. Les traces sur le corps prouveront qu’il a été traîné face contre terre. Le menottage d’un bras par-dessus l’épaule et l’autre tordu derrière contre les reins, ils ne pourront pas le faire subir au greffier sans risquer de le blesser. Mais cela n’a pas intéressé le juge. Ce témoin m’a raconté qu’à ce moment-là, elle s’est tournée vers sa voisine de palier, qui était elle aussi à sa fenêtre, et elles étaient en pleurs toutes les deux. Avec elle, on a fait les choses dans les règles de l’art. On savait qu’il ne fallait pas trop de contacts entre nous, pour qu’on ne soit pas accusés de connivence. Elle a envoyé son témoignage au juge, mais n’a jamais été convoquée. Depuis, elle vient tous les ans à la commémoration. Un autre voisin, qui allait acheter à manger dans une épicerie de nuit, a lui aussi vu le corps de Lamine allongé face contre le sol du fourgon, les pieds nus. Il s’est arrêté un instant et les flics l’ont fait dégager. Au retour, il constate que le corps est dans la même position et qu’il y a un va-et-vient incessant entre le premier étage de l’hôtel et le fourgon. Il entend deux flics dire : « On a eu du mal, il était costaud. » Cette phrase me hante. Que veut-elle dire ? Le passé indique qu’il était déjà mort. « On a eu du mal » ? Ils voulaient donc le tuer et ça a duré 30 minutes parce qu’il était costaud ? Et les allers-retours entre l’hôtel et le fourgon ? Je ne peux penser qu’à un nettoyage de la scène du crime.
Et après la violence policière, les manœuvres dilatoires de la justice…
L’instruction a duré sept ans, de juin 2007 à juin 2014. La Cour a examiné la forme, pas le fond, puis a prononcé le non-lieu. On a eu quinze jours pour faire appel. Le dossier est parti à la chambre d’instruction de Paris. Dans le jargon des avocats, on l’appelle « la chambre de confirmation ». Effectivement, elle a confirmé le non-lieu. Depuis juin 2015, nous sommes à la Cour de cassation, qui devait rendre sa décision début 2017. On attend. Une instruction peut durer entre trois et six ans. Nous, on en a fait sept. Il paraît qu’après dix ans, le dossier est classé. Et là, en juin, on y arrive. La famille d’Aboubacar Tandia4 a été déboutée au bout de dix ans. L’attente est une torture. Ça a filé un coup à ma mère, parce qu’elle croyait en cette justice. Mon père, lui, disait que tous ces gens font partie d’un ensemble nommé « institution », et qu’aucun d’entre eux ne va trahir les autres membres de la « famille ». Il se serrent les coudes.
Toi, tu en avais conscience ?
Au début, j’étais comme ma mère, naïve, je croyais en la justice. Je croyais que la machine judiciaire se mettait en route toute seule, qu’il n’était pas nécessaire de se battre. Les avocats te disent « Si vous faites trop de bruit, ça risque de braquer le juge », et ils parlent à ta place. C’est le cas de maître Dupond-Moretti avec la famille de Théo Luhaka. Cette star du barreau insiste sur le fait que Théo est un « jeune bien », que sa famille est « bien intégrée ». On s’en fout ! La question est : un policier a-t-il le droit de violer qui que se soit avec sa matraque ? Nous, comme la famille d’Adama Traoré, on a choisi de garder le contrôle sur notre parole et la rue. L’avocat ne s’occupe que de l’aspect juridique. Il est tenu au secret de l’instruction, pas nous. On a bossé avec lui, on lui a amené des témoins, on a épluché l’enquête préliminaire, le rapport d’autopsie, la contre-expertise médico-légale, et rien ne partait chez le juge sans notre aval. Un vrai travail collaboratif. Pour l’avocat, ça ne sera jamais qu’un dossier parmi d’autres. Pour toi, c’est l’histoire de ta vie, tu y passes des nuits. Tu ne dois pas lui faire confiance aveuglément, je me tue à le dire aux familles. Il est lui-même le produit de ce système. Au fil des ans, je l’ai mis en garde sur certains pièges et il ne me croyait pas. Il me disait « Non, mademoiselle, vous délirez, la loi est là, les magistrats respectent la procédure ». Ils sont convaincus que la machine fonctionne bien. Et quand ce que j’avais prédit se produisait, il était effaré. Le non-lieu, je l’avais prédit. Le refus de la reconstitution aussi. La non-convocation des témoins, pareil. Au début, ça surprend, mais je me suis vite adaptée. Je ne sais pas à quoi c’est dû, aux gens que j’ai rencontrés, aux lectures que j’ai pu avoir. Ç’a été un chamboulement énorme dans ma vie. La Ramata que tu as devant toi est née le jour de la mort de son frère.
On est frappé par ton mélange de sang-froid et d’émotion quand tu t’adresses aux grands médias…
Parce que ça me révolte et ça m’émeut toujours autant. Ce qui me révolte, c’est la frustration de me sentir impuissante face à ce système, de savoir qu’on n’arrivera jamais à enfermer ces criminels. Même dans l’affaire Bentounsi, quand le policier est déclaré coupable d’homicide volontaire, il n’écope que de cinq ans avec sursis ! Peut-on considérer cela comme une victoire ? Il ne va pas porter d’arme pendant cinq ans, mais il ne perd pas son salaire. C’est une sanction disciplinaire, en fait. Comment le président du tribunal peut-il accepter l’arrogance de cet homme qui n’exprime aucun regret ? Quand on voit ça, on se dit que ça ne sert à rien. Notre combat va juste permettre de laisser une trace écrite dans l’histoire, mais on n’obtiendra jamais la vraie justice. Pas dans ce système-là.
Que penses-tu de ce qu’a dit Assa Traoré jeudi 16 mars (2017) à Saint-Denis, sur la mauvaise France, la bonne France, la révolution ?
Je ne suis pas aussi utopique ! Tout dépend de ce qu’elle veut dire par là. Si effectivement sa « bonne France », c’est celle des sans-voix, des enfants des anciennes colonies, si elle parle de nous et qu’elle nous considère comme des Français, même si nous n’avons pas la bonne couleur et que nous ne sommes pas considérés comme tels, si elle parle de ceux qui étaient dans la rue le 19 mars, oui, peut-être qu’elle existe, la bonne France… Mais je suis un peu plus pessimiste, parce que ça fait dix ans que je me bats. À huit mois, j’étais comme elle. Ce qui fait avancer, ce sont les différentes affaires, on s’en imprègne. Pourquoi la justice ne fonctionne pas comme à la télé ou dans les films ? Ce qu’on nous a enseigné à l’école, ce n’est pas la réalité. On vend un mythe aux gens. Finalement, on est arrivés à la même conclusion que mon père : tout ça est un tout, et tout ça se tient bien. La seule bonne surprise a été la contre-expertise. On s’attendait à ce qu’elle confirme la première, mais la médecin légiste a dit la vérité : la cause de la mort est une asphyxie mécanique, pas une overdose. Quel soulagement ! J’en ai pleuré. Je me suis dit « on va continuer ».
Les blocages des lycées en solidarité avec Théo Luhaka, ça t’inspire quoi ?
Je ne suis pas allée au rassemblement du 11 février à Bobigny, je ne peux pas me permettre une garde à vue avant la fin de la procédure. Mais oui, tout ça m’a réconfortée. Ce qui m’a brisé le cœur, c’est le nombre de personnes interpellées. On a du mal à tenir le compte des comparutions immédiates, et les peines sont très lourdes. Yacouba Traoré, c’est encore autre chose. L’article du Parisien [qui révélait complaisamment des accusations d’un ex-codétenu] avait avant tout vocation à révéler qu’Adama a fait de la prison, qu’il n’est pas un ange. Ses frères ont ensuite une altercation avec le calomniateur et Yacouba prend 18 mois de prison. Ce que subit cette famille, c’est une expédition punitive, comme à Villiers-le-Bel en 2007. Là, les frères Kamara avaient pris quinze et douze ans, accusés sans preuve d’avoir tiré sur les forces de l’ordre. Sur la foi de dénonciations sous X rétribuées !
Et c’était avant l’état d’urgence !
Qu’est-ce qu’on peut faire contre ça ? Parce que ces gosses, quand ils vont sortir, ils feront quoi ? Je me pose la question. L’État français aime regarder de l’autre côté de l’Atlantique et se comparer aux USA. Les médias s’indignent contre ces flics blancs qui flinguent des Noirs là-bas, mais quand ça arrive ici, ils regardent ailleurs. Ce qui a fait démarrer l’affaire Traoré, c’est un article du New York Times qui dénonçait les violences policières en France, en remontant jusqu’à la révolte de 2005 et en faisant le parallèle avec la police coloniale et raciste. Cet article a obligé les médias français à réagir. Ce n’était pas spontané, ça a pris au moins une semaine. C’est là qu’on se rend compte que les médias sont un outil de propagande de l’État, comme la police est son bras armé. Et nous, en face, on a quoi ?
C’est un discours très à gauche, ça !
Eh bien, il faut croire que j’en suis ! (rires) À part que je ne me reconnais plus du tout dans la gauche de ce pays. Il n’y a aucune différence entre droite et gauche pour ce qui est des violences policières. Ça a même empiré avec Valls. C’est quoi ces socialistes qui ne mènent aucune action sociale ? Ils mènent une politique capitaliste, donc de droite. Les flics qui ont manifesté à l’automne votent à 70% FN, ils n’ont rien d’une police républicaine, et pourtant ils sont armés et ont un droit de vie et de mort sur chacun d’entre nous. Une pancarte pose la question dans toutes les manifs : Qui nous protège de la police ? La réponse, c’est : Nous, les quartiers, la société civile.
Quelqu’un a dit : « On va continuer longtemps à compter et à pleurer nos morts ? »
Samir Baaloudj, du MIB, a bien répondu : nos échecs judiciaires sont parfois de vraies victoires humaines. D’abord par la dignité retrouvée, puis par les liens tissés. Comme je te disais, à l’été 2007, il y a eu des rafles à répétition dans le quartier des Amandiers. Ils embarquaient des jeunes, avec toujours le même profil : des Noirs et des Arabes. On a soutenu ces gosses. Des juristes ont obtenu des libérations conditionnelles. Avec le collectif Faty Koumba5, on leur rendait visite, on leur envoyait des mandats, des lettres, on aidait leurs mamans… Ces processus sont importants. Les gens s’intéressent et s’attachent les uns aux autres, du coup ils vont se soutenir dans toutes les situations. Quand on n’attend plus rien des institutions, un sentiment de force collective grandit. Et cette solidarité, ça limite la précarité. Le soutien scolaire, par exemple, ça doit être pris en charge localement, parce que ça fait du bien. Contre la méfiance que distillent les médias, il faut que les gens se parlent. En organisant des repas où chacun amène un plat de son pays, on peut évacuer la propagande raciste de la télé. Je n’ai plus de télé, d’ailleurs. (rires)
Samir Baaloudj disait à Saint-Denis que dans les quartiers, il n’y a pas que de la souffrance et de la précarité, qu’il y a aussi de belles résistances… et de belles fêtes.
Effectivement, on a la joie de vivre avec nous. On aime rire, comme partout, j’imagine. Mais allons plus loin : la Belgique a vécu plus d’un an sans gouvernement et la société ne s’est pas effondrée. C’est bien la preuve qu’on n’a pas besoin de ces sbires. On se passerait très bien de ces politiques. C’est même sans eux qu’on arrivera à vivre en paix et en harmonie. Il faudrait autogérer le monde. Tu vois, je rejoins Assa Traoré, je deviens utopique !
1 Lire « Mourir caché », CQFD n° 47.
2 Police des polices, aujourd’hui IGPN.
3 Mouvement de l’immigration et des banlieues.
4 Abou Bakari Tandia est décédé le 24 janvier 2005 après six semaines de coma, survenu pendant une garde à vue à Courbevoie.
5 Association des libertés, droits de l’Homme et non-violence.
Cet article a été publié dans
CQFD n°153 (avril 2017)
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Paru dans CQFD n°153 (avril 2017)
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Illustré par Elzazimut
Mis en ligne le 15.06.2018
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