Dossier « Le travail mort-vivant »
« J’ai vu rouge, j’ai eu envie de le tuer ! »
⁂
« Je suis rentré en tant que fonctionnaire par le biais d’un concours. Ma mission consistait à être mécanicien, réparateur des véhicules de La Poste et de France Télécom dans un service national appelé le Snag. Les responsables nationaux sont venus me voir. On ne les connaissait ni d’Adam ni d’Ève. Ils ont commencé par faire descendre le DRH...
Ils sont venus m’attaquer en premier : “Voilà, vous êtes le plus jeune, la règle chez nous c’est le dernier rentré, le premier parti. Votre avenir n’est plus ici, on va fermer l’activité. On est soucieux de votre avenir, et on pense que vous aurez un bon profil pour devenir vendeur dans les agences de distribution de France Télécom.” Comme ça, vendeur. Mécanicien, vendeur. Le mec, beau parleur et compagnie. Moi, gamin, pas le recul nécessaire dans l’affaire, il faut le dire – c’est d’ailleurs ça qui m’a fait me syndiquer. N’ayant pas le recul, je l’ai presque pris comme un service. Le type : “Vous n’allez pas pouvoir continuer, il faut que vous vous projetiez, vous êtes jeune, vous avez encore beaucoup d’années à faire, vous êtes fonctionnaire, on ne peut pas vous licencier. On va vous aider... Comment ils appellent ça ? Vous réorienter, quoi ! Voyez avec votre chef de service pour qu’il prenne les dispositions et prépare votre stage de découverte. On se revoit après.” Putain, je me rappelle du mec, une baraque, 110 kilos, 1 m 90, hyper imposant, c’était un DRH. “On se revoit après le stage de découverte pour voir si ça vous convient.”
Comme par hasard dans la foulée – moi, je n’avais pas vu toute l’instrumentalisation de l’affaire – il sort un appel à candidature dans une agence distribution et il me dit : “Je pense que ça serait bien de vous y positionner. Ça ne vous engage à rien.” Moi, le con, je fais la démarche en me disant que candidater sur un poste, ça ne veut pas dire l’accepter. Eux, je pense qu’ils avaient déjà tout ficelé dans leurs têtes.
Je vais faire ce stage de découverte. Rien de prêt. La responsable du service qui avait fondu les plombs... malade. On me met là-bas avec un mec à qui on venait juste de présenter l’affaire. Les collègues qui me connaissaient sur mon statut de mécanicien viennent me voir : “Mais ne fais pas cette connerie, va pas là, tu tiendras pas. Il y a des objectifs de vente. T’as d’autres choses à faire à France Télécom avant de finir là-bas.” Même ceux qui me faisaient faire le stage me disaient : “T’es un collègue, on ne peut pas te laisser tomber dans un traquenard comme ça. À France Télécom, on ne traite pas les gens comme ça.” Au bout d’un jour et demi, j’ai dit stop, ce n’est pas ce que je veux ! Je reviens, donc, reprendre mon boulot le mercredi au garage. Putain, le chef de service, le masque !
– “Mais qu’est-ce que tu fais là ? T’es pas à l’agence ?
– Non ! Je n’en veux pas, ce n’est pas fait pour moi ! que je lui dis.
– Ah bon, mais qu’est-ce qui s’est passé ?
– Il y a personne là-bas qui s’occupe de moi. Puis je ne m’imaginais pas du tout ça, moi.
– Ah bon, d’accord, mais tu sais, je suis obligé de faire remonter.”
Putain, le directeur régional qui m’appelle en personne. Une branlée au téléphone :
– “Monsieur, vous êtes en train de nous faire passer pour des moins-que-rien. Vous ne savez pas ce que vous voulez. Vous avez candidaté sur un poste et maintenant vous ne le voulez plus.
– Mais attendez, il n’a jamais été question de ça entre nous, il a pas bien compris votre DRH. Moi, j’étais d’accord pour faire un stage de découverte. Pour essayer, mais c’était pas acquis.
– On n’a pas d’autres issues, le garage va fermer, vous vous rendez compte, qu’est-ce que vous allez devenir si vous voulez créer une famille ?”
Oh l’autre, il commençait à me taquiner, comme ça. Je lui ai répondu que je voulais pas en discuter au téléphone, qu’il n’avait qu’à venir me voir.
– “Ça ne va pas se passer comme ça ! Je vais descendre vous voir avec une batterie de 532.”
Dans la fonction publique, le 532, c’est une demande d’explication à un fonctionnaire. Ce mec, il m’a fait culpabiliser. J’ai vu rouge, j’ai envie de le tuer. C’était en 1999, j’étais en concubinage depuis 1995, et j’avais une gamine. On était en appart, ma femme n’avait pas de boulot, je me suis dit : s’il veut changer ma vie, il faut que je le tue. Mais attention, j’avais préparé le scénario dans ma tête, j’avais préparé la matraque et tout le bordel.
⁂
J’arrive à huit heures et je dis à mon chef de service que ça n’allait pas se passer comme ça ! Et je prends le machin, le pose à côté de moi et je l’attends avec mon scénario tout prêt. Il essaye de me calmer : incalmable.
Et l’autre, il descendait de Lyon. Il rentre dans le bureau, un petit avec des talonnettes, je m’en rappellerai toujours. Il me faisait penser à Sarkozy. Petit avec les talonnettes, là, clac, clac, clac, clac. Le mec hyper coiffé, pas explosé comme on est nous, rasé de près et tout. Je me suis dit, nickel, petit par la taille, je me suis senti plus fort que lui. Mon palpitant a commencé à taper, montée d’adrénaline... je ne voyais pas d’autres issues. Il rentre, l’autre le briefe. Ils vident le bureau. Je rentre. Il y avait – je ne vous mens pas – un immense tas d’imprimés 532 et le téléphone. Il n’y avait plus que ça. Ils avaient tout vidé. Je pense que l’autre lui avait dit : “Il va t’encadrer. Donc, enlève tout parce que tu vas en prendre plein la gueule.” J’arrive, il me fait asseoir.
– “Ça ne va pas durer longtemps, mais on va aller au bout du processus. J’ai qu’une question à vous poser.”
Il prend son crayon et écrit : “Expliquez-moi pourquoi vous refusez le poste à l’agence de distribution.” Il me tourne le papier et me dit :
– “Vous répondez maintenant.”
Silence.
C’est comme si je sautais en parachute. Je n’ai pas regardé la feuille, j’ai regardé le mur devant moi. Je n’étais pas rentré dans le bureau avec la matraque parce que sinon ça ne pouvait pas le faire. Je me suis dit ça y est, c’est le moment ! Et là, j’ai vu tout défiler : ma femme, ma gamine, les flics qui me mettaient les menottes, lui qui avait sa tête explosée, mort sur le bureau, là. Je voyais l’image. Ça a duré 30 secondes – c’est long –, je ne le regardais plus. Lui, il a compris :
– “Monsieur, il y a quelque chose qui ne va pas ?
– Vous n’allez pas tarder à le savoir.”
Je me lève. Oh con, il saute de l’autre côté.
– “Rasseyez-vous !”
Là, il a compris qu’il était mort. J’allais chercher la barre pour lui régler son compte.
– “Rasseyez-vous ! Qu’est-ce qui se passe ?”
Je me retourne, je le regarde :
– “Ce que vous venez de me dire, ce n’est pas tenable, vous outrepassez vos droits.
– Comment, comment ? Qu’est-ce que vous dites, expliquez-moi !”
Le mec, tactique, il voulait me faire parler pour pff... vider un peu le truc.
– “Me demander une question par écrit et me la faire écrire... Moi je sais ce que c’est un 532, je me suis renseigné – ce n’était pas vrai –, vous devez me laisser le temps de la réflexion. Je n’ai pas à vous répondre maintenant.”
Et là, je pense qu’il a fait le lien avec ce que l’autre lui avait dit, que j’allais le faire péter.
– “On va rester calme. C’est vrai, vous avez raison, je ne peux pas vous imposer de répondre dans l’instant.”
Là, ça m’a remis la haine. Putain, mais si j’avais lâché, j’étais foutu.
– “C’est que moi, je suis emmerdé, comment je vais expliquer à France Télécom que vous ne voulez plus y aller ?”
Son souci c’était ça. Tenir l’objectif de sa hiérarchie, virer les mécaniciens, et fermer les garages. L’humain on s’en fout.
– “Vous êtes un fonctionnaire, je ne peux pas vous l’imposer, il faut que ça soit une démarche volontaire de votre part.”
⁂
C’est là que j’ai tout compris, que j’ai refait le film dans ma tête. Voilà pourquoi l’autre est venu te mettre la pression, voilà pourquoi on t’a fait candidater. Et donc après, j’ai eu un moment de relâchement et je me suis mis à pleurer parce que je ne pouvais plus tenir.
– “Notre entretien est terminé, sortez prendre l’air.”
Je suis sorti, j’ai sauté dans une voiture et je suis parti pendant une heure et demie. Ils ne savaient pas où j’étais. Ils ont dû flipper. Et moi je suis parti pleurer comme un gamin dans mon coin, parce que j’en avais besoin, et voilà quoi. Je me suis fait du bien, je me suis aéré. Je me suis dit, il faut qu’on arrive à collectivement embringuer cette affaire. Bon, je l’ai fait remonter, les syndicats s’en sont emparés au niveau national sur les pressions qu’ils mettaient à France Télécom... Ils ont réussi à faire en sorte que tout le monde soit à peu près recasé. Je me suis dit, il faut passer à autre chose. J’ai eu un déclic : maintenant il faut militer, parce que quelqu’un qui ne peut pas résister, il va en mourir. Ce n’est pas possible d’employer des méthodes pareilles. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°147 (octobre 2016)
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Paru dans CQFD n°147 (octobre 2016)
Par ,
Illustré par James Albon
Mis en ligne le 31.01.2019
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