Conseil de classe

Histoire : « Il faut oser le désordre »

A l’heure où l’on réactive le roman national à grand coup de best-sellers, un collectif d’enseignants, Aggiornamento hist-géo, décide de questionner ce rapport « actif et collectif » à l’histoire et les pesanteurs de son apprentissage. Rencontre avec Laurence De Cock, professeure en lycée, Véronique Servat, professeure de collège et Éric Fournier, maître de conférences à la Sorbonne-Paris I.

CQFD  : Sur quel constat et avec quels objectifs le collectif a-t-il été créé ?

Laurence De Cock  : Le Comité de vigilance face aux usages publics de l’Histoire (CVUH) est né en réaction au vote de la loi du 23 février 2005, dont l’article 4 insistait sur les « effets positifs de la colonisation » et en prescrivait l’enseignement. Avec des collègues, nous avons lancé un premier travail sur « la fabrique de l’histoire1 ». Puis je suis tombée sur un article de 1968 de l’historienne Suzanne Citron « Pour l’aggiornamento de l’histoire-géographie », qui dénonçait la trame très roman national dans l’enseignement et les pesanteurs institutionnelles de l’école. Cet article, d’une incroyable actualité, m’a fait penser qu’à chaque débat sur l’histoire-géo se jouait le même revival de cette problématique. Cela m’a conduite, le 31 décembre 2010, à envoyer un appel à des collègues pour construire une réflexion autour des programmes scolaires. Puis le site Aggiornamento hist-géo s’est ouvert en avril 2011, avec comme idée essentielle, outre le fait d’une orientation revendiquée à gauche, que les travailleurs parlent de leur travail, c’est-à-dire que ce soient les profs qui parlent de leur matière, au sens de leur matériau de base. Sur le plan structurel, le collectif reste néanmoins informel. On a un noyau de 20 personnes très actives et plus de 200 sur notre liste de diffusion. Le but est de constituer un lieu d’interpellation.

Pour rafraîchir la mémoire de nos lecteurs qui auraient séché les cours, comment enseigne-t-on l’histoire dans les collèges et les lycées aujourd’hui ? Qui décide des programmes ?

Véronique Servat  : Au collège, on est sur un schéma classique où l’on considère qu’il faut que les élèves aient vu les quatre périodes canoniques de l’Histoire (l’Antiquité, le Moyen Âge, la période moderne et l’époque contemporaine), les sujets restent très politiques, très militaires, très masculins – à l’exception de Jeanne d’Arc et Marie-Antoinette, les femmes sont complètement absentes. Avec la révision des programmes en 2010, on a, d’une part, renforcé le contrôle des enseignants et, d’autre part, sous la pression des fièvres mémorielles, conduit à un entassement des thèmes à enseigner, en troisième notamment. L’enseignant est soumis à un tas d’injonctions et à une surcharge encyclopédique, qui sont très problématiques et conduisent à des situations de burn-out, mais qui sont encore plus dramatiques pour les élèves en termes de compréhension.

Quant aux programmes, ils ont fait l’objet de tout un circuit d’écriture dans lequel interviennent des universitaires et l’inspection générale, mais aussi ce nouvel organisme managérial qu’on appelle la DGESCO (Direction générale de l’enseignement scolaire).

Éric Fournier  : On feint de consulter la base et les syndicats sans rien prendre en compte. Qui décide ? C’est un conglomérat mêlant un ancien système jacobin à un système néolibéral et managérial qu’est la DGESCO. C’est assez compliqué de s’y retrouver.

Quel est le poids réel du politique ? Sous le quinquennat Sarkozy, l’histoire a été convoquée à des fins d’instrumentalisation politique  : suppression de la discipline pour les terminales scientifiques, lettre de Guy Môquet, projet de Maison de l’histoire de France, etc. Depuis 2012, la gauche au pouvoir est-elle en reste sur le plan de la récupération historique ?

L. D. C.  : Le niveau d’inféodation est très variable selon les cycles. A l’école primaire, qui reste sur le modèle de l’école de Jules Ferry, il y a un enjeu symbolique excessivement fort. Ceux qui écrivent le programme de primaire font partie de commissions totalement opaques, sur lesquelles il y a une pression politique très forte. Là où il faut chercher le politique – la droite comme la gauche se valent en la matière – c’est dans tous ces processus d’empêchement de travailler par un brouillage complet des directives qui est dû à la néo-libéralisation du système. La plaie du système éducatif, c’est réellement le pilotage par l’évaluation. On est à la fois dans un système de résultat et un flou politique à propos de ce qu’on doit enseigner. Ce flou politique vient de la recherche de consensus qui doit rassurer tous les groupes porteurs de mémoire (pieds-noirs, esclavage, etc.). Les programmes de 2008 ont été une distribution équitable de toutes les demandes faites par les différents groupes, qui donnent un ensemble incompréhensible et sans aucune ligne de cohérence. C’est ça aussi qui permet la réémergence du débat au sujet du roman national.

Entre le retour du roman national (les grands hommes, les grandes dates militaires) et l’agrégat de récits mémoriels, quelle porte de sortie trouver pour l’enseignement d’une histoire critique ?

E. F. : Il ne s’agit pas de remplacer le roman national édifiant, basé sur un continuum identitaire, par un alter-roman, qui serait, lui, révolutionnaire. Ce serait revenir à des propositions équivalentes  : Clovis ou les Noirs Marrons… Pourquoi l’un et pas l’autre ? Ce sont l’approche générale et l’injonction identitaire qui doivent être mises en cause.

V. S.  : Il faut surtout nous donner la liberté d’agir dans nos classes. Nous sommes des praticiens et experts dans nos disciplines. Au lieu d’assommer les élèves avec un empilement de connaissances dont on retient peu de choses, une approche thématique pourrait redonner de la saveur à la discipline car les choix permettraient de dégager du temps.

L. D. C.  : En rêvant un peu, ce serait de chercher des thèmes fédérateurs à l’intérieur des programmes qui croisent l’histoire sociale, l’histoire par en bas, le genre, l’histoire connectée, l’immigration, les circulations. Ces programmes ne pourraient être que thématiques. Par exemple, si on prend « le travail à travers les époques », ce thème permet au professeur d’enseigner des événements factuels et aux enfants de se saisir de l’histoire, d’interroger les sources, les conflits sociaux, etc. On prend toujours les gamins pour des débiles en disant qu’il faut leur présenter les choses dans l’ordre, c’est-à-dire qu’il faut d’abord apprendre la chronologie pour comprendre le reste. Selon moi, il faut au contraire oser le désordre, à partir de quoi les élèves sauront se construire une intelligibilité de la réalité.

Une question sur l’influence des théories conspirationnistes2 qui peuvent exercer une fascination sur des lycéens. Avez-vous été confrontés à cette insidieuse érudition occulte dans vos rangs ?

E. F. : Ces théories empruntent les mêmes procédés que ceux du roman national en offrant un grand récit englobant dans lequel tout peut rentrer.

L. D. C. : C’est un phénomène qui est intéressant car il révèle la faillite d’un des objectifs – par ailleurs « tarte à la crème » et placebo – du système éducatif, c’est-à-dire le fameux apprentissage de l’esprit critique. Avec ces théories, l’esprit critique opère ailleurs et de façon dévoyée, sous la forme de « je ne crois pas ce qu’on me dit ». Au lieu de questionner, d’interroger le savoir, celui-ci est directement perçu comme un moyen d’oppression. Pour contrer ces théories, l’école devrait devenir un lieu où l’on interroge la substance des savoirs et leur utilité. Mais, en raison des cadences infernales, de la structure du cours magistral et du fait que l’école est aussi un lieu de reproduction de l’ordre social dominant, ce n’est pas possible. Il faudrait pourtant pouvoir déconstruire ces discours et les déminer, en laissant les élèves interroger le savoir et en les interrogeant à leur tour, afin d’expliquer comment on arrive à une vérité en histoire. Quand je parle du négationnisme, j’évoque toujours le cas de Jean-Claude Pressac, un bel exemple d’un ancien négationniste qui, à partir des sources, va revenir sur son erreur initiale.

Une polémique traverse les milieux historiens en ce début d’automne. Le 30 juillet dernier, l’écrivain Edouard Louis et le philosophe Geoffroy de Lagasnerie se sont indignés, dans une tribune dans Libération, que la conférence inaugurale « Rendez-vous de Blois » dont le thème choisi cette année est « Les rebelles », soit confiée au philosophe Marcel Gauchet, réputé réactionnaire et hostile aux droits des homosexuels, entre autres. Outre le fait qu’on imagine mal les « Rendez-vous de Blois » virer à l’émeute anarcho-queer, est-ce qu’on assiste là à une tempête dans un verre d’eau académique, à une opération publicitaire de deux jeunes radicaux bourdieusiens ou à une véritable question sur la crise de l’engagement ?

E. F. : On sait que Blois, ce ne sont pas les rendez-vous d’une histoire critique, mais en même temps, il y a une magie qu’on ne peut pas ignorer, est le principal rendez-vous de l’Histoire en France, c’est le week-end de l’année de remise à niveau des connaissances historiographiques, où l’on croise une foule d’enseignants du secondaire qui, Camelbak Décathlon au dos, courent les conférences de 9 h à 20 h. Il y a forcément une sorte de off où l’histoire critique peut s’insérer. Quant à savoir si le concept « rebelles » est forcément progressiste, c’est une question encore à définir  : après tout, les Sudistes, l’OAS, etc. sont aussi des rebelles. La controverse permet de politiser un rendez-vous que l’on sait très institutionnel à la base, autour des réseaux de Jean-Noël Jeanneney, du magazine L’Histoire, de Pierre Nora et de Gallimard. Pour moi, il ne s’agit pas de boycotter Blois mais de souligner que la présence de Gauchet nous révèle le positionnement idéologique des organisateurs.

L. D. C. : Selon moi, Édouard Louis et Lagasnerie ont eu le mérite de bousculer un monde d’historiens feutré et imbu de lui-même, campé sur des conservatismes et ayant perdu le goût du débat politique. Ils disent qu’ils n’ont aucune raison d’aller à Blois pour ne pas cautionner un simulacre de débat, neutralisé d’avance. Louis et Lagasnerie veulent au contraire marquer des lignes de clivage. Je trouve leur réaction très saine. On a vu cet été une première levée de bouclier du monde historien contre ces deux énergumènes qui ne sont pas du sérail, puis progressivement, certains historiens critiques ont dû un peu sortir du réflexe de solidarité de corps. Tout cela nous pousse à nous déterminer.

Par Rémy Cattelain.

1 Laurence De Cock, Emmanuelle Picard (dir.), La Fabrique scolaire de l’histoire : Illusions et désillusions du roman national, Éditions Agone, 2009.

2 Ne pas rater le prochain numéro de CQFD, en kiosque le vendredi 5 décembre dont le dossier, « Dragons et complots », sera consacré au complotisme !

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