TOURS MIROIRS, bétons, costards, caméras. Rencontre entre CQFD et un trader. 13 heures, au coeur du quartier d’affaires de La Défense, c’est le moment de la ruée pour se sustenter, vite, en une heure chrono. « Ici,ça ira ! » dit Benoît, employé dans une entreprise internationale de haute finance, en indiquant un des rares bars dans ce désert. « Que les choses soient claires. Je veux que vous garantissiez totalement mon anonymat, que vous ne parliez pas de la boîte dans laquelle je travaille. » Pas de problème. Il reprend : « Aujourd’hui, la direction consacre toute son activité à la propagande, ce qu’ils appellent communication. Le moindre propos négatif entraîne des menaces contre celui qui le prononce. Ce qu’ils craignent par-dessus tout, c’est qu’on donne une mauvaise image de la boîte. Jusqu’à ce que cette crise soit devenue “officielle”, on peut dire qu’ils s’en foutaient plus ou moins. C’étaient les rois du monde. » Un regard circulaire dans le bar, puis : « En fait, ils ne savent pas eux-mêmes ce qui va se passer, tout en voulant évidemment que rien ne change. Ils ne veulent toucher à rien. Ni aux rémunérations des dirigeants parce que, pour les actionnaires, leurs niveaux délirants leur laissent croire que leurs actions sont en de bonnes mains. Ni aux stock-options. Pas de régulations et pas touche aux paradis fiscaux. Tout se passe au jour le jour. Ce qu’ils appellent communication consiste à masquer une réalité qui émerge malgré eux et à faire semblant de prendre en compte des exigences de transparence et d’éthique. » « Et ça marche ? » demande CQFD. « Ils veulent façonner l’opinion. Il faut qu’on soit motivé, souriant, optimiste. Mais ils sous-estiment la capacité des gens à se faire une opinion », continue Benoît. « Depuis septembre, au nom de grands mots comme l’éthique ou la transparence, tout ça englobé dans “un code de conduite”, les mesures de surveillance du personnel se sont renforcées : installations de nouvelles caméras dans les couloirs, lectures des e-mails, écoutes téléphoniques, coupures intempestives de communications. Il y a des entreprises sous-traitantes qui sont payées pour ça. La justification de tout cela est qu’il faut rassurer les investisseurs et les clients. Dans cette ambiance, une vraie parano se développe entre les salariés : on surveille ce qu’on dit,on se méfie.Entre personnes qui se connaissent bien, on arrive parfois à se lâcher à propos de la crise,on parle du harcèlement qu’on subit. Mais grosso modo il y a une ambiance de peur. C’est comme si on vivait dans une dictature. Je sais que c’est déjà ce qui se passe souvent dans de nombreux secteurs et notamment dans la grande distribution. Mais ici, c’est assez nouveau, c’est allé très vite,et d’un côté comme de l’autre tout le monde est fébrile. »
Question : « Les gens se laissent faire ? » « Ils réduisent les budgets partout. Les bonus sont de plus en plus réduits. On a tous peur pour notre place. Et puis les syndicats ne sont pas très actifs. De toute façon leur présence dans le comité d’entreprise est seulement consultative. C’est une comédie. Même s’ils le voulaient, il n’y a là aucun moyen de s’opposer. Et puis de toute façon, tout est fait dans les règles. » Coup de frein à la lisière d’une indiscrétion confondante. « Je ne vous en dis pas plus. »
Au pied du gratte-ciel, siège social d’une banque internationale, deux jeunes à peine pubères et en costards, visages encore fleuris d’une fin d’acné, demandent une cigarette. Distribution, puis « En général, ils n’ont pas votre look ceux qui tapent des clopes dans la rue ! » Signes des temps ? « Moi, je n’ai pas de chance. J’ai mon diplôme d’école de commerce depuis juste un an ! Je vais devoir penser à faire autre chose », dit l’un. « La mode en ce moment, en plus du fait que les boîtes n’embauchent plus et que les bonus se cassent la gueule, c’est le 360. C’est une espèce de jeu genre “maillon faible” ou “chaises musicales” : autour d’une table se rassemblent les chefs, les cadres et les collègues, et on passe à la moulinette. Au moindre signe d’hésitation, on est dehors », continue l’autre. Le plus vieux, âgé d’environ 23 ans, reprend : « C’est fini l’époque où, comme lorsque j’étais à Londres, on pouvait se prendre deux heures pour aller se défouler en boîte pendant que le taxi nous attendait dehors en laissant tourner le compteur. C’est la jungle, les petits vont souffrir, les gros vont continuer, et les nouveaux riches, comme les Russes, ne pourront plus se payer deux mois de vacances à Courchevel. Juste un mois ! » Malheur ! L’erroriste leur offre un CQFD, « le mensuel de l’erreur économique », ils s’en emparent, tournent les talons, passent leurs badges devant le lecteur du building, et entrent dans un énorme bâtiment appartenant à une société aujourd’hui déchue, mis en vente et ne trouvant aucun acquéreur. En attendant les ruines.