Chroniques toulousaines d’un foot populaire

Grand Soir et petits ponts

L’organisation du Mondial au Qatar nous rappelle à quel point le sport peut être monopolisé par le fric et son spectacle. Mais s’en indigner tous les quatre ans ne suffit pas. À Toulouse, c’est tous les jours que le foot populaire dribble le foot-business et, qu’entre deux petits ponts, des solidarités se créent.
Illustration d’Elena Vieillard

Ce dimanche matin de février à Toulouse, les premiers joueurs et joueuses s’échauffent déjà. Le soleil réchauffe la pelouse du stade Henri-Gréard, recouvert de graffs antifascistes, et coincé entre une ligne de chemin de fer et des logements pour militaires. Toute la journée, dix-huit équipes vont s’affronter : mineurs isolés, réfugiés albanais, syndicalistes et personnes queers cagoulées, entre autres. Du beau monde s’empare du terrain. Il y a même une équipe des pompes funèbres musulmanes, attaquées deux semaines plus tôt par des fachos.

Ce tournoi est organisé dans le cadre d’un week-end de la campagne « Antiracisme et Solidarité ». La veille, des concerts faisaient vibrer les vitraux de la Chapelle 1. Ce dimanche, au rythme des tambours du collectif féministe La Frappe, les matchs s’enchaînent dans trois poules, dont une en mixité choisie 2. Quelque 500 participant·es soutiennent les équipes bariolées en entonnant des chants ultras revisités. Certain·es dégainent une bombe de peinture pour apporter leur touche à une fresque collective arborant le slogan « Pour un football antiraciste et populaire ». D’autres s’affairent à la cantine. « Dès le départ, le foot était un prétexte de rencontre, adossé à ce foisonnement d’activités, se rappelle Solen, l’une des organisatrices du tournoi. Versant sport, l’objectif était d’organiser des matchs avec une attention aux autres bien plus forte que dans le foot mainstream : rassembler des personnes sur et en dehors du terrain. »

Réunir des personnes si différentes autour d’un sport compétitif et très majoritairement masculin n’a pas été une mince affaire pour les organisateur·ices, parmi lesquels des membres du BLS 31 3, club hôte de l’événement. Mais malgré les cernes, les sourires complices disent que la journée est une réussite, fruit de trois années à tisser deux fois par semaine des liens autour du ballon rond.

Foot-foot-foot populaire, contre les frontières !

C’est en 2019 que l’équipe de foot a été lancée. Premières esquisses : des flyers avec les horaires d’entraînement distribués à l’occasion d’une réunion organisée à la Bourse du travail. Sont présents le syndicat local de la CGT-Construction, des camarades révolutionnaires et des personnes sans-papiers, uni·es pour faire pression sur les patrons afin d’obtenir embauches et régularisations. Quelques jours plus tard a lieu le premier entraînement avec une cinquantaine de copains sans-papiers, deux membres du syndicat et quelques ballons.

Monter une équipe de foot, un acte politique ? « Le temps libre arraché par les luttes au fil de l’histoire a été complètement abandonné à la bourgeoisie », explique Kevin, à l’initiative de la section de foot à 7 4. Et pour lui, « les valeurs et les idées se transmettent mieux sur le terrain, par le fait. Sachant qu’on partage aussi plein de moments non sportifs : on organise des bouffes, on danse, on se marre, on regarde des matchs... La solidarité est rendue possible lorsque des personnes partagent des moments de vie ensemble. » Et d’ajouter : « C’est pas des trucs de fous, mais par exemple on essaye d’orienter : là pour des cours de français, ici pour une aide juridique pour les papiers ou les contrats de travail. »

« Le temps libre arraché par les luttes au fil de l’histoire a été complètement abandonné à la bourgeoisie »

« Je suis arrivé par un camarade d’une permanence juridique. Il m’a parlé de ce club, et je me suis dit “vas-y, je le tente” », glisse Yass entre deux passements de jambe. Pour lui, le foot résonne avec son enfance au Maroc, pieds nus sur la plage, entre potes : « C’est le sport du peuple. Tu peux jouer avec n’importe qui et n’importe où, pas obligé d’être riche comme au golf. Et le BLS, c’est un club qui accepte vraiment tout le monde. » Des crampons sont à disposition dans les vestiaires, tandis qu’on paye la licence selon ses moyens, et qu’on joue selon ses envies.

Partager l’espace et le ballon

Jusqu’à récemment, au BLS, le foot se pratiquait en mixité. Pour bien des mecs, c’est souvent la première occasion de ne pas jouer en « bande » et dans un cadre non compétitif, alors que beaucoup ont été dégoûtés de leurs années de foot dans des clubs affiliés à la Fédération française de football. Là, rires et encouragements rythment les séances au cours desquelles le ballon atterrit fréquemment au beau milieu des rails derrière les tribunes. Sur la pelouse cabossée et sous la lumière capricieuse des projecteurs, les entraînements peuvent être pris en charge de manière tournante par des personnes qui proposent des ateliers. Mais tout n’est pas rose. Les séances se résument ainsi souvent à l’enchaînement classique entre échauffement collectif, balle à dix et match, faute de bénévoles disponibles pour encadrer la pratique. Pas toujours la meilleure manière d’apprendre à faire une passe et à prendre confiance !

La mixité de genre, si elle existe et qu’elle est revendiquée, a aussi ses limites. « Les entraînements auxquels sont venues quelques copines ont pu les rebuter », se souvient Sarah, qui enchaîne les une-deux depuis la cour de récré et joue dans l’équipe du BLS depuis trois ans. En réponse, elle a monté, avec d’autres, une section en mixité choisie dans le but « d’accueillir des personnes éloignées des terrains et de rendre accessible le foot ». À l’heure du premier entraînement, le stress monte : « La nuit d’avant, je n’ai pas dormi. Alors qu’on avait juste lancé l’info dans les réseaux, quarante personne se sont pointées ! Là, tu te dis que l’événement que tu organises résonne dans la tête de pas mal de monde. » Une fois l’intervalle pris, les passes s’enchaînent. Et la pratique diffère : « Entre nous, on partage l’espace et le ballon. Avec les mecs, il y a davantage ce côté foot perso que j’aime moins. » Syd, latéral droit aux Footeuses de M. 5 rencontré au tournoi, précise : « Ces enjeux de confiance en soi et de rapport au corps dans l’espace font qu’il y a plein de personnes qui préfèrent pratiquer le sport sans mecs cis pour reprendre confiance en leurs capacités physiques hors des rapports de domination. »

Droit au but et aux terrains

La dimension populaire de ce foot est réelle, mais continue de se heurter au mur de l’accessibilité des terrains, un enjeu crucial pour garantir la pratique de toutes et tous. Si les crampons du BLS foulent le gazon d’un stade de la SNCF géré par ses syndicats, pour d’autres clubs, c’est parfois la croix et la bannière : « Une fois sur quatre on devait se friter avec des gars sur place pour pouvoir jouer », raconte Syd, à propos de l’époque où il s’entraînait avec l’équipe queer Footacagoule, le soir, sur des terrains sans réservation. Avant de rejoindre le BLS, Sarah a passé trois ans dans l’équipe des Tropikettes 6, avec à la clé une finale de coupe départementale, dans des conditions pas vraiment optimales : « On en a eu marre, parce qu’on s’entraînait sur une partie du terrain des garçons, qui n’était pas éclairée, c’était dangereux. ». À la rentrée, la mairie de Toulouse a voulu rendre payant l’accès à ses infrastructures, en particulier pour les clubs non affiliés à certaines fédérations de sport amateur. Face à la menace de la mobilisation de milliers d’adhérent·es, notamment de la FSGT 7, elle a finalement fait machine arrière. Cette alerte a permis de mettre en lumière la précarité matérielle de ces clubs.

Autant d’épisodes qui condamnent le foot populaire à jouer le maintien ? Pas si sûr. Juste avant l’été, le BLS a organisé un festival le mettant à l’honneur parmi d’autres sports. En septembre, des mineurs isolés expulsés de leur squat sont venus taper le cuir, profiter des douches et se changer les idées. Les Footeuses de M. préparent leurs premiers matchs avec « des entraînements aux petits oignons » et la section en mixité choisie du BLS se pérennise. À Toulouse et ailleurs, des dizaines d’équipes s’approprient les pelouses du foot populaire. Là où la victoire n’est pas le but ultime, mais où faire du beau jeu, s’amuser et créer du lien au quotidien, c’est déjà une partie du match de gagnée.

Toto et Maurice

1 Squat ouvert en 1993, pérennisé en 2018 par le biais d’un bail emphytéotique de 40 ans. Lieu de vie culturelle et politique.

2 Sans mecs cisgenre, une personne cisgenre étant une personne qui se reconnaît dans le genre qui lui a été assigné à la naissance.

3 Pour « Bien-être, liberté et solidarité ». Club omnisport mixte créé en 2017 à Toulouse et défendant les valeurs du sport populaire.

4 Le foot à 7 est dérivé du football. Plus souple et convivial, il est pratiqué autant dans le handisport que par des personnes valides.

5 Équipe de femmes et personnes trans en foot loisir à 8 du club AS Toulouse Mirail.

6 Équipe féminine du Tropik Club Toulouse, association sportive des ultramarins de Toulouse.

7 Fédération sportive et gymnique du travail, historiquement issue du sport ouvrier, à laquelle le BLS est affilié.

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CQFD n°214 (novembre 2022)

Dans ce numéro empli de gestes techniques incroyables, un dossier sur le foot business et ses contraires : « On rêvait d’un autre foot ». Mais aussi : la grève des raffineries, le procès-bâillon de BFM TV contre le journaliste Samuel Gontier, un reportage à Lampedusa, un entretien avec le réalisateur Alain Cavalier, un point sur l’extrême droite israélienne... En enfin : un appel à soutien où l’on fait la lumière sur les comptes du journal et les mirifiques salaires de ses rares employés rémunérés…

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