Entretien avec un « filmeur » éternel
Alain Cavalier : « La fin du monde, c’est une tarte à la crème »
La carrière d’Alain Cavalier démarre tout en sobriété au début des années 1960. Devant sa caméra, Jean-Louis Trintignant, Romy Schneider et Alain Delon jouent dans Le Combat dans l’île (1961) et L’Insoumis (1964) – deux longs métrages ayant pour toile de fond la guerre d’Algérie. Dans ses films suivants, on croisera aussi Catherine Deneuve ou Michel Piccoli. Puis, plus de têtes d’affiche. Dès la fin des années 1970, le cinéaste choisit d’embaucher des acteurs peu connus qu’il invite à intervenir dès l’écriture du scénario. Ça donne Le Plein de super (1976) et Martin et Léa (1978). À la même époque, avec Ce répondeur ne prend pas de message (1979), il passe devant la caméra et met en scène le deuil qu’il traverse après la mort de sa femme, Irène Tunc. La séparation entre fiction et documentaire devient floue. Un autre virage s’opère avec le tournage de La Rencontre (1996) – une rencontre amoureuse, mais également une rencontre avec la caméra Digital Video (DV), qui lui permet de filmer sans techniciens à ses côtés.
Comment tout dire de Cavalier ? Il faudrait parler de Thérèse (1986) et Pater (2011), il faudrait commenter ses 24 portraits (1987 et 1991) de femmes et surtout, ne pas oublier Irène (2009)... Cavalier a réalisé plus de cinquante films, s’acharnant à briser la frontière entre vie et cinéma. Aujourd’hui, il filme tout seul et tous les jours, avec un petit caméscope qui tient dans le creux de sa main. À produire, ses œuvres ne coûtent pas un rond. Et quand on voit la joie qu’il met à la tâche, on se dit qu’il a trouvé le bon filon. Invité mi-septembre par le festival 7ème Ciel, à Beauregard, dans le Lot, il déboule en train, ne sachant pas trop chez qui il va dormir, chargé d’un minuscule sac à dos et d’une capacité d’étonnement qui ne laissent pas présumer ses 91 printemps. Entre deux projections, il pose sa caméra sur un coin de table et nous offre cet entretien.
⁂
Si je veux qualifier vos films, l’un des premiers mots qui me vient c’est celui de sobriété. Ça vous correspond ?
« J’ai pas de voiture, pas mon permis de conduire, pas de portable et pas d’ordinateur. Le seul objet moderne que j’ai, c’est ma caméra. Il faut dire que j’ai pu me dégager de l’impératif premier du cinéma, c’est-à-dire l’argent. Avant, je tournais un film tous les trois ans et le tournage durait dix semaines. Je regardais les écrivains qui écrivent tous les jours, les peintres qui peignent tous les jours et moi, comme un con, il fallait que je coure les bureaux, que je réunisse des équipes, que j’aille voir des acteurs, que je m’emmerde pendant des semaines avant de commettre un acte cinématographique. Quand on fait un film cher, on dépend de décideurs. Moi, je cherchais à ne dépendre que de moi. Non pas par égoïsme, mais parce que je pense que mon contact avec le spectateur ne peut être bon que de personne à personne. Je veux avoir une petite conversation avec le spectateur. J’ai mis toute ma vie à y arriver. Évidemment, avant, mes films avaient une audience plus large. Maintenant, j’ai aux alentours de 40 000 spectateurs par film. Et encore, parce que je me déplace. »
Vous pensez que le cinéma en salle risque de devenir un art élitiste ?
« La peinture, la littérature, la musique, le cinéma, ce sont des cinglés qui font ça. Il y a quelque chose à l’intérieur d’eux-mêmes qu’ils doivent cracher. Que ça plaise ou non, c’est pas leur problème. C’est pas élitiste, c’est personnel. Quelqu’un qui fait des petits fromages et vous les propose, vous les prenez ou pas. Cela dit, je crois que oui, toutes les cochonneries d’espaces dédiés à la culture ne sont visités que par des bourgeois. Ils sont créés par des gens qui ont de l’argent, envoient leurs enfants dans de bonnes écoles et assurent le prolongement de leur pouvoir. »
Un pouvoir duquel il faudrait se tenir éloigné ?
« C’est intéressant à analyser, le pouvoir. Mon père était haut fonctionnaire au ministère des Finances. Il était fier que des choses essentielles soient décidées entre deux portes, comme ça peut être le cas dans ce genre de lieu. Sans consultation. À ses yeux, c’était une forme d’autorité absolue. Je crois qu’il y a un goût profond du pouvoir chez l’homme, qui peut venir autant de quelqu’un qui lit CQFD que d’un infâme salopard. Un plaisir profond, sensuel et quelquefois impossible à laisser de côté. Alors ceux qui l’ont font n’importe quoi pour le garder. Je n’aimais pas mon père à cause du plaisir qu’il avait à exercer son pouvoir et je me suis retrouvé à lutter contre lui, c’est-à-dire à faire exactement l’inverse de ce qu’il a fait. Ne pas rentrer dans une administration ni dans un groupe quelconque. Rester totalement moi-même.
C’est compliqué quand vous faites des films, parce que tout le monde essaie de vous enrégimenter. Le nombre de cinéastes qui ont été dressés au champ-contrechamp, à l’utilisation des acteurs, au travail sur le scénario, c’est fantastique ! Les séries qui triomphent en ce moment, c’est du travail de bêtes de somme : les rythmes de production sont infernaux et on nous présente ça comme un modèle qui va sauver le cinéma. Ça me fait doucement rire... »
Même en utilisant une petite caméra, certains cinéastes font des films où l’on sent une distance énorme avec la personne filmée. Le dispositif léger ne suffit pas. Vous, vous provoquez, vous fabriquez vos rencontres...
« Ce qui fait qu’un cinéaste s’approche d’une personne, c’est un sentiment profond d’attirance. Il cherche à répondre à la question : est-elle filmable ? Vous vous baladez toute la journée, vous êtes à la recherche d’un plan et à un moment, toc ! C’est tout. C’est une alerte immédiate. Ça ne concerne que vous. C’est ça que j’aime dans le travail quotidien. Quelque chose vous saisit, vous le filmez et s’il y a un petit récit qui est en cours, vous avez une séquence. Quelquefois je pense à ma journée et c’est comme une espèce d’immense traveling de ce que j’ai vu, ressenti, avec des petits moments d’arrêt sur image. J’ai près de mille cassettes DV dont j’ai extrait une infime petite partie pour faire mes films. »
À la suite d’une projection de La Rencontre, quelqu’un vous a posé une question sur la fin du monde et vous avez dit : « Je filme la fin de petits bouts du monde »…
« La fin du monde, c’est une tarte à la crème. D’abord le mot fin ne veut rien dire, étant donné que le temps, on ne sait pas d’où il vient et où il va. Quant au mot temps, il est suspect. On dit “le temps passe”, mais c’est vous qui passez. Dire “le temps passe”, c’est une abstraction pas très productive. Vieillir, c’est très rigolo, parce qu’on voit les choses se transformer radicalement et pas toujours dans un sens négatif. Simplement se métamorphoser. Tout est en mouvement. Moi, je vais disparaître, mais le mouvement n’arrêtera pas. »
À quelles métamorphoses avez-vous assisté ?
« Dans la vie ? J’ai tout vu ! Je suis né en 1931. À la Libération, j’avais 13 ans. J’étais d’une lucidité exacerbée parce que les événements étaient très forts. Il y a eu la guerre de 1940, l’Occupation, la Libération, la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie... J’ai payé mon écho à l’histoire... L’histoire infamante de mon pays : ma génération a pataugé dans le sang de 1940 à 1962.
Et puis j’ai été élevé religieusement avant d’abandonner l’idée de Dieu. Vous vous rendez compte ? Ce que c’est dans un esprit l’idée de Dieu ? C’est une construction totale. Vous êtes le fils de Dieu et vous rendez votre âme à Dieu. Dans les Évangiles il y a un mélange de réalisme et de folie mentale qui est absolument extraordinaire.
Mais aujourd’hui, est-ce filmable ou pas, c’est le seul problème existentiel qui me préoccupe et ça me suffit amplement ! Et je crois que c’est dans le détail que les choses apparaissent. Le détail est toujours révélateur. S’il est costaud, il faut partir de là. Sur le net, quand on cherche où habite une personne, on vous sert d’abord la terre entière et puis ça s’approche, ça s’approche, on finit dans sa rue, et puis devant sa porte. C’est incroyable ! »
Vous faites l’inverse...
« Oui, je fais l’inverse, parce que je ne vis pas au ciel, moi, je vis ici. »
Cet article a été publié dans
CQFD n°214 (novembre 2022)
Dans ce numéro empli de gestes techniques incroyables, un dossier sur le foot business et ses contraires : « On rêvait d’un autre foot ». Mais aussi : la grève des raffineries, le procès-bâillon de BFM TV contre le journaliste Samuel Gontier, un reportage à Lampedusa, un entretien avec le réalisateur Alain Cavalier, un point sur l’extrême droite israélienne... En enfin : un appel à soutien où l’on fait la lumière sur les comptes du journal et les mirifiques salaires de ses rares employés rémunérés…
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Paru dans CQFD n°214 (novembre 2022)
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Mis en ligne le 09.12.2022
Dans CQFD n°214 (novembre 2022)
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11 décembre 2022, 14:13, par qui ?
"J’ai payé mon écho" alors oui ça peut sonner quand ça trébuche, mais ça peut ne pas coûter grand chose, un écot.