Et… je t’emmerde !

Que ce soit à la table d’un dîner mondain, dans la queue de la caisse d’un supermarché ou sur le banc d’un square, lorsqu’une femme s’apprête à constater à haute voix un cas flagrant d’inégalité entre hommes et femmes, il y a de bonnes chances pour qu’elle commence par un déférent : « Je ne suis pas féministe, mais… »

Bien sûr, « féministe » est un gros mot, une bombe dévastatrice à désamorcer au plus vite. Il n’y a qu’à voir par exemple le dégoût embarrassé avec lequel le prononce l’intégralité de l’équipe – féminine – du film Sous les jupes des filles (Audrey Dana, 2014), dans une interview groupée : « C’est une comédie de femmes pour les femmes mais non féministe. […] On traite juste des femmes de différents milieux sociaux […] mais sans être dans une revendication un peu absurde.1 »

Bien sûr, « féministe » est un gros mot d’abord et avant tout parce qu’il désigne une femme au mollet revêche, à la lèvre duveteuse et à l’activité sexuelle de carmélite. Il est entendu qu’un tel être ne parviendra jamais à conquérir un homme, et encore moins à exercer un poste-à-responsabilités. Les détracteurs du féminisme ont été très forts : ils ne se sont pas contentés d’établir que les entêtées finiraient seules, malheureuses et dévorées par leur chat, ils ont surtout installé dans les têtes l’idée que le combat féministe avait été gagné. Le féminisme n’est donc pas seulement une vieillerie has-been dont il s’agirait de ne pas entacher son e-réputation : il n’a tout simplement plus lieu d’être.

Or, que fait une personne objectivement victime d’une oppression quand on lui dit que cette oppression n’existe pas ? Elle en conclut que c’est forcément de sa faute. Christine Delphy le montre dans une intervention titrée « Le mythe de l’égalité déjà-là » : « L’égalité déjà-là n’est pas seulement un mensonge : c’est un poison qui entre dans l’âme des femmes et détruit leur estime d’elles-mêmes, leur croyance souvent fragile qu’elles sont des êtres humains à part entière – et pas à moitié.2 »

C’est une vraie double peine : les salaires inégaux, les violences « conjugales », les temps partiels imposés, le viol, la (attention gros mot) prostitution, le droit à l’avortement perpétuellement remis en cause, mais aussi cette petite voix sournoise qui susurre assidûment : et si c’était toi, la responsable ? Et si tu ne méritais pas mieux ? Voire même, pour celles qui persistent à voir le mal partout : et si cette accusation de machisme derrière laquelle tu te drapes n’était qu’une fausse excuse pour recouvrir tes propres faiblesses ?

La solution est peut-être de se laisser pousser la moustache et de s’enfermer chez soi : avec un peu de chance, le chat – qui n’est sans doute pas assez machiste pour faire la fine bouche – finira par nous manger. Ou bien garder le cap et rappeler régulièrement qu’il existe des situations d’oppression manifeste dont nous ne sommes pas responsables. On commencerait alors nos phrases par un préambule au demeurant plus positif : « Je suis féministe, et… »


1 Certes, l’appellation « comédie de femmes » laissait déjà dubitatif sur les intentions de la réalisatrice, mais cette unanimité partagée entre poulettes effarouchées en promo est proprement effarante. Sur allocine.fr.

2 Publiée dans Un universalisme si particulier : féminisme et exception française (1980-2010), Syllepse, 2010. Ce mécanisme est évidemment aussi vrai pour les homosexuels, les ouvriers, les victimes du racisme, etc.

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