Ne me plains pas, je m’en charge !
Aujourd’hui, on ne dit plus qu’une femme violée est souillée à jamais, déshonorée, intouchable et moralement répréhensible en tant qu’être vivant. On dit que toute sa vie, elle va souffrir. On ne dit plus qu’une pute mérite la mort parce qu’elle séduit nos maris et qu’elle mène la belle vie en Chanel tout en répandant le choléra. On dit que son existence est une souffrance. On n’entend plus grand monde non plus raconter qu’une mère qui s’entête à travailler alors qu’elle ferait mieux de se concentrer sur l’éducation de ses enfants est un corbeau abandonnique et infréquentable. On dit que ses tâches sont une bien trop lourde charge pour une si petite femme.
Asseoir sa domination en faisant mine de déceler une souffrance chez le dominé, maquiller sa position dominante sous une fausse compassion, faire semblant de répondre à un manque qu’on a soi-même créé : tout ça n’a rien de nouveau. Ce mécanisme que la télé à la mode a tendance à qualifier de « pervers manipulateur » est celui-là même qui nous enferme depuis des siècles à coups de galanterie, de fausses prévenances et de politiques sécuritaires.
De fait, pour interdire aux femmes de sortir de la cuisine, rien n’est plus efficace que de leur raconter que le monde est dangereux, que leur fragilité naturelle est incompatible avec tout ce désordre et qu’en contrepartie, on s’effacera systématiquement devant elles à chaque fois qu’elles voudront sortir d’un restaurant (et on leur ouvrira la portière quand elles monteront dans une voiture).
Le mécanisme n’est pas nouveau, mais il s’étend désormais à tout ce que la morale, les bonnes mœurs et le JT n’ont plus la légitimité de condamner. Et dans un monde où le bonheur (ou ses prétendus attributs) est la première des injonctions, l’estampille de la souffrance est au moins aussi néfaste que celle de la « mauvaise vie ».
Se mettre et remettre dans la tête de ceux qu’on côtoie que nous n’avons de fragile que ce que nous n’arriverons pas à combattre ; dire et prouver que chacune des figures dans lesquelles on tente de nous enfermer, de la mère défaillante à la putain souffreteuse, sont des stigmates retournables et des situations réversibles ; toujours préférer l’insulte à la minauderie, le conflit au battement de paupières et l’affrontement à la pleurnicherie : certes, rien de tout cela n’est facile, ni accessible à tout le monde, ni possible tout le temps, ni tenable en restant isolée. Mais c’est peut-être en vivant, en montrant, en combattant la souffrance imputable au fait d’être femme là où elle est vraiment – dans les inégalités de salaires, dans les violences sexistes quotidiennes, dans les différentes prises en charge du travail domestique – qu’on fera enfin entrer dans les têtes que la souffrance ne provient pas du fait même d’être une femme. Que le problème n’est pas d’être une femme. Et que se faire ouvrir des portières de voiture n’est en rien une compensation au fait d’être obligée de défoncer à coups de bélier la moindre des portes donnant sur le monde.
Cet article a été publié dans
CQFD n°132 (mai 2015)
Trouver un point de venteJe veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°132 (mai 2015)
Dans la rubrique Queen Kong Kronik
Par
Illustré par Caroline Sury
Mis en ligne le 11.06.2015
Articles qui pourraient vous intéresser
Dans CQFD n°132 (mai 2015)
Derniers articles de Queen Kong
11 juin 2015, 23:45, par PdV
Une compensation, sûrement pas, mais un début de révolte contre un monde trop macho, sûrement. La galanterie,c’est aussi une invention de femmes qui en avaient assez d’être bousculées par de gros incultes sans imagination pour lesquels la poésie n’étaient qu’un truc de gonzesses et de chochottes. Fous-la en l’air, on verra si on respire mieux. De toute façon, la poésie, c’est vraiment un truc de gonzesses et de chochottes. La muscu et les pectoraux, y’a que ça de vrai.