« Envoie la ganache ! »

La meilleure boulangerie de Montreuil (Seine-Saint-Denis) est bio et autogérée. L’expérience de la Conquête du pain, baptisée ainsi en hommage à un ouvrage du penseur anarchiste Kropotkine (1842-1921), démontre que l’autogestion n’est pas qu’une jolie idée mais une pratique et même parfois une réalité un peu âpre.
Par Rémy Cattelain

A croire qu’ils attendaient la visite de CQFD pour fournir l’occasion d’un mauvais jeu de mots, mais ce matin-là, les boulangers et boulangères de la Conquête du pain étaient dans un gros pétrin. Ou plutôt, le moteur d’un de leurs deux pétrins venait de lâcher, ce qui les obligeait à réduire la production de moitié. Pour autant, ça ne chômait ni dans le fournil ni dans le petit labo de pâtisseries, où Pierre et Flo s’activaient et où l’envoyé du Chien rouge essayait de ne pas gêner. « On attaque le chausson et la sablée, et derrière on envoie la ganache », indique Pierre à Florin, un jeune apprenti qui fait un stage de formation dans le cadre de son CAP.

Entre le raffut du laminoir et une activité incessante, on engage la conversation sur l’histoire de la boulangerie elle-même. Initialement, l’idée était de fournir les Amap en pains pour compléter le panier paysan, puis la boulangerie ouvre à Montreuil en septembre 2010. Aujourd’hui elle fonctionne avec six ouvriers : Pierre, le boulanger professionnel de l’affaire partage son savoir-faire avec Flo, qui est arrivée en août dans la coopérative, et Thomas à la production ; Mathieu et Olivier s’occupent de la vente et Soraya des livraisons. Deux apprentis font aussi leur formation dans les locaux.

« C’est une boulangerie avant tout, annonce Pierre. Les gens viennent acheter du pain ou des sandwichs, pas de l’idéologie. » Un client sexagénaire nous dira plus tard qu’il vient pour la qualité qui lui rappelle « le pain de campagne de [son] enfance ». Cela dit, on aurait du mal à ne pas remarquer sur les panneaux que les sandwichs ont été rebaptisés avec les noms de fameux révolutionnaires : le « Louise Michel » au chèvre et au pesto, ou le « Angela Davis » (poulet mayo) qui marche pas mal ; plus basique le « Engels » jambon-emmenthal à 3 euros, pour un « Marx » ajouter tomates-concombre-salade et 0,40 euros.

Ouverte la semaine mais fermée le week-end – ça bosse quand même les samedis et dimanches dans l’arrière-boutique – la boulangerie produit 2,5 tonnes de pain par semaine et fournit une vingtaine d’Amap, une dizaine de restos, deux lycées, quatre boutiques bio.

Outre la qualité, sa spécificité tient au mode d’organisation en coopérative – statut de Scop – autogérée qu’elle a choisi : « On essaie de mettre en place un principe de mandat impératif et de responsabilité individuelle, explique Pierre. Chaque personne mandatée est responsable d’un secteur : production, vente, plan de nettoyage, etc. En règle générale, dans nos AG, il n’y a pas de place pour la théorie. » Flo, qui porte un tee-shirt du Chien rouge bien enfariné, poursuit : « On fonctionne à l’égalité forfaitaire ce qui revient à une paye mensuelle de 1 500 euros qu’on a dû baisser à 1 350 euros par mois pour pouvoir embaucher une personne pour la livraison. Cela dit, on n’a pas les mêmes charges, ni forcément les mêmes horaires. Pour la production, certains viennent bosser à 3 h 30, d’autres à 8 h, d’autres viennent bosser le dimanche…  »

Et pour l’apprenti, quid des conditions de travail par rapport aux autres boulangeries ? « C’est le même métier mais l’ambiance ici, elle est mieux. Ils sont sympas, ils sont cools, ça va… », répond Florin avant d’activer le laminoir. « ‘Tention, je suis derrière, je t’entends Florin », plaisante Flo.

Autre particularité, la boulangerie s’implique dans diverses initiatives sociales, des repas de quartier, des soupes populaires : « Ça nous permet de toucher d’autres populations que les bobos de Montreuil qui recherchent du pain bio, explique Pierre, en précisant que, sociologiquement, il se considère comme en faisant partie. On a aussi mis en place un tarif de crise, sur simple demande d’une carte de fidélité, pour éviter que les gens se sentent gênés de demander un tarif social. La baguette de 1 euro passe à 75 centimes, le pain d’un kilo de 5,50 à 4,20 euros, et ainsi de suite. Aujourd’hui environ 25 % de nos clients en bénéficient, ce qui est sûrement dû à un reportage diffusé sur M6. En plus, on fait la distrib des invendus à la fermeture où viennent le milieu des squatteurs montreuillois mais aussi des familles ou des zonards. » Il y a enfin la part militante : la Conquête du pain a ravitaillé les grévistes de PSA-Aulnay, les animateurs du cinéma le Méliès en délicatesse avec la mairie, les sinistrés d’un immeuble incendié à Saint-Denis, la lutte de Notre-Dame-des-Landes ou encore la fête de la CNT.

Sur le plan économique, la boulangerie s’en sort plutôt bien. « Néanmoins, confie Pierre, il faut sortir du mythe : l’autogestion, c’est compliqué. Entreprendre une activité économique en soi, c’est forcément beaucoup de travail, entre la production et le boulot, la répartition des tâches ni l’investissement ne sont forcément les mêmes. En autogestion, comment tu gères quand les responsabilités ne sont pas tenues, quand la confiance est rompue ? En tout cas, il faut répondre à toutes ces questions parce que le projet libertaire autogestionnaire à l’heure actuelle, c’est pas crédible. » Et Flo d’observer : « Comme toute pratique, il y a des difficultés, c’est avant tout un processus mouvant. C’est une expérience dont il faudra de toute façon témoigner. »

Pierre s’agace de la tendance – très française, dirons-nous – de se goberger de mots et de concepts, en oubliant la chose, le concret. L’idée de la « déspécialisation des tâches » le moment venu de l’autogestion généralisée tant espérée, lui apparaît particulièrement « débile » : « À quoi ça sert de nourrir des illusions là-dessus, moi, je ne me ferais pas soigner par un chirurgien qui était cordonnier la veille. Il faut bien comprendre que les savoir-faire, ça s’acquiert. Si tu improvises tout le temps, tu fais de la merde et je ne trouve pas ça intéressant. » Le pain est là, mais la conquête, c’est encore loin ?

La Conquête du pain 47, rue de la Beaune – 93 100 Montreuil.

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1 commentaire
  • 26 août 2013, 12:18

    bonjour, effectivement autogérée mais ca ne veut pas dire que le pain y est meilleur qu’ailleurs...c’est peut être un ecueil dans le fonctionnenement de ne pas vouloir mettre en place de transmission des savoirs justement. De plus que se passe-t-il pour la pérennité de la structure s’il sait une seule personne sait vraiment faire du pain ? .. comparer un boulanger et un chirurgien est un peu osé.bien sur que l’on ne peut pas partager tous les savoirs..mais justement celui est dit de ’base" même passé cette année mon CAP de Boulangerie apres 7 mois de formation... V