La rage contre la machine
Encarts technocritiques
Un éditeur vraiment technocritique
Fondée en 2004, la maison d’édition L’Échappée s’est rapidement distinguée de la critique libertaire classique, dont elle est issue, en s’intéressant de près aux questions posées par la technologie, avec désormais une vingtaine d’ouvrages publiés sur la face cachée du numérique, la tyrannie des nouvelles technologies, la condition nucléaire, les nanotechnologies mais aussi les faux- semblants des énergies alternatives. Plusieurs de ces ouvrages aux sous-titres explicites ont connu un certain succès, comme L’Emprise numérique – Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, de Cédric Biagini, Aujourd’hui le nanomonde – Nanotechnologies : un projet de société totalitaire du collectif Pièces et Main-d’œuvre (PMO) et aussi RFID : la police totale – Puces intelligentes et mouchardage électronique des mêmes PMO, ou encore L’Humanité augmentée – L’administration numérique du monde d’Éric Sadin.
L’Échappée conteste cette idéologie du progrès qui « postule que l’humanité s’inscrit dans un processus d’amélioration général qui se présente comme linéaire, cumulatif, continu et infini (des cavernes à la conquête de l’espace) ».
Parmi les derniers ouvrages en date, L’Échappée a publié une sélection des textes de la première revue d’écologie politique influente française Survivre et vivre au début des années 1970, sous l’influence de scientifiques critiques comme le mathématicien Alexandre Grothendieck, Bernard Charbonneau, Robert Jaulin ou Serge Moscovici, et coordonné dans ce recueil par Céline Plessis. Avec La Condition nucléaire – Réflexions sur la situation atomique de l’humanité, Jean-Jacques Delfour invite à une pensée philosophique du nucléaire, hors du précarré confisqué par les experts. La condition nucléaire y est définie comme « la destruction de la responsabilité éthique et de la valeur morale des actions, au bénéfice d’une extension illimitée du pouvoir des innovations technologiques, que l’élite technologique ne contrôle même plus ».
Mathieu Léonard
La preuve par le nucléaire
Dans la seconde moitié du XXe siècle, le développement du nucléaire civil et militaire a éveillé une méfiance inédite des dominés envers l’appareillage technique qui leur était vendu par les élites technoscientifiques et les managers économiques. Ce début de désaffection à l’égard du mythe du Progrès trouvait dans le nucléaire deux démonstrations particulièrement éclairantes et utiles pour désamorcer la propagande technophile. Pourtant, malgré ce fond de méfiance sociale présent dans maintes résistances actuelles, on peut regretter que les courants « technocritiques » n’en aient pas fait une arme absolue. On ne saurait trop insister sur le fait qu’à l’instar du nucléaire toute technique économiquement déterminée colonise aussi le futur.
Il est acquis que les techniques ne sont pas neutres et leur caractère « humain » ou non ne dépend pas « de l’usage qu’on en fait ». Tout aussi bien sur le plan des envahissants dispositifs sécuritaires entourant la dissémination du matériel radioactif – dans les années soixante-dix, très vite, la démonstration était faite que le nucléaire est synonyme d’un renforcement de l’État – que sur le plan de la concentration des lieux de production de l’énergie électrique, le nucléaire est la matérialisation d’une organisation déterminée de la vie en société. On peut d’ailleurs saisir le fil qui court à travers l’histoire des techniques comme celui d’un cours imposé, où les « progrès » correspondent aux besoins d’une organisation sociale dominante.
La question des déchets nucléaires, dont la gestion enchaînera les générations futures à des choix qui leur auront échappé, démontre qu’une technologie diffuse toujours une conception de l’histoire humaine. C’est ce qu’a pressenti la technocritique qui ne puise pas tant sa force dans la nostalgie de ce que les offensives technologiques font disparaître – même si le principe de la redondance technologique est d’imposer la succession de techniques consacrant le caractère caduc de celles qui les ont précédées, au détriment d’une possible coexistence –, que dans le refus d’un futur d’ores et déjà encombré de tâches d’entretien colossales. Aussi bien le nucléaire comme technique à haut risque que la saturation de la vie en société par le capharnaüm de la somme des technologies et de leurs dysfonctionnements, provoquent l’appréhension d’un avenir bouché, voire mort-né. Ce qui est à peu près l’exacte définition de la perte de liberté.
Tristan Vebens
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Cet article a été publié dans
CQFD n°119 (février 2014)
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Paru dans CQFD n°119 (février 2014)
Dans la rubrique Le dossier
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Mis en ligne le 13.04.2014
Dans CQFD n°119 (février 2014)
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