Bernard Stiegler est un philosophe contemporain surprenant. Parce qu’il ne joue pas le jeu des faux télé-débats, mais aussi parce qu’il propose une analyse intéressante du monde contemporain, ce qui change de ses collègues « stars » de la pensée dominante, tel BHL ou Finkelkraut.
Stiegler affirme que la technique, qui est au centre notre réalité, ne va pas dans le sens de l’émancipation, mais dans celui d’un capitalisme forcené. Il dénonce ainsi les mécanismes et les technologies qui produisent la culture de masse, les pulsions consuméristes, la domination du marketing, la fausse liberté que proposent les réseaux sociaux puisqu’ils sont dominés par le mimétisme, et tous ceux qui prétendent que l’on peut maîtriser ce techno-monde qui nous dépasse. « À quoi conduit le discours de la maîtrise ? à Fukushima. C’est-à-dire exactement à la catastrophe. La force des Grecs, c’est au contraire de considérer qu’on ne peut jamais dominer la technique. Un marin qui dirait “je domine la mer” passerait pour dément. [1] »
Mais là où Bernard Stiegler devient franchement surprenant, c’est qu’une fois qu’il a démontré que la technique est aujourd’hui un « poison », il prétend aussi que c’est le « remède » de demain. En voulant « réintroduire de la pensée dans le monde numérique », selon son expression, il cantonne toute perspective d’agir sur le monde dans le champ virtuel et veut faire croire que la société doit se transformer radicalement pour s’adapter à ce nouveau paradigme. Comme il l’explique sur France Culture, « il faut reconfigurer l’ensemble de la vie de l’esprit autour du numérique », « la vitesse de transformation du numérique ne correspond pas du tout à la vitesse de transformation des institutions, à partir de là il faut se donner des moyens exceptionnels », « l’affaire Snowden va provoquer un choc terrible par rapport aux modèles actuels des réseaux sociaux, il est donc essentiel que l’Europe lance une nouvelle politique [2] ». Et en quoi consiste cette nouvelle politique ?
Dans le domaine de l’éducation, par exemple, Stiegler prône une rénovation des méthodes pédagogiques, conduite depuis les écrans. À l’université, il fait l’apologie des cours en ligne, les MOOC (Massive open online course), et il conseille le financement de thèses sur le numérique, comme il l’écrit dans le journal de Microsoft, ainsi que l’introduction d’une nouvelle culture de la technologie dans les écoles suivant les principes de l’ouvrage collectif L’école, le numérique et la société qui vient [3], ou dans celui qu’il signe avec son ami Serge Tisseron [4]. Et cela n’est pas que théorique, puisqu’il a participé à la commission Peillon en 2013 pour le développement du numérique à l’école, et vient récemment d’être nommé au Conseil national du numérique, organe consultatif au service hotline du gouvernement.
De manière plus large, il invite toute la société à assumer et accompagner cette rupture anthropologique, il en appelle « à une mobilisation nationale qui devrait être portée par le président de la République, c’est une question de survie pour la France et l’Europe », afin de mener une « politique précise », axée sur les nouvelles technologies « comme le font déjà la Chine, l’Inde et l’Amérique [5] ». Car ce qu’il propose, c’est bien la mise en place d’un nouveau modèle politico-économique porté par un plan d’investissement lié au numérique. Cela permettrait du même coup d’encourager une « économie de transition » pour rendre le capitalisme plus humain, tout en permettant l’avènement d’une société savante [6].
Stiegler ne rechigne pas à se donner des allures de technoprophète fantasmant une utopie 2.0 qui sortirait l’humanité de sa bêtise crasse, avec comme pierre philosophale Internet – la « nouvelle république des lettres », l’agora de demain –, à l’image de son travail pour la société Twitter, pour laquelle il a développé l’application polemic tweet, visant à « politiser » ce réseau sur la base du pour ou du contre…
Finalement, Stiegler fait l’effet de ce marin dément qu’il dénonce lorsqu’il s’acharne à vouloir faire du poison un remède, promoteur d’un monde virtuel dont les révélations de l’affaire Snowden ont fini de nous convaincre qu’il est gangrené jusqu’à la moelle.
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