La classe à Dallas : quand le précaire relève la tête
Au travail, « le sabotage est une manière de résister mais aussi d’exister »
En plus de décrire des conditions de travail difficiles et absurdes, tu montres comment on peut s’en sortir en en foutant le moins possible, voire en emmerdant le monde. Résister et saboter, c’est la solution ?
« Je ne pense pas montrer comment s’en sortir puisque je finis toujours par me faire virer. Depuis que j’ai 19 balais, j’enchaîne des boulots de merde plus aliénants les uns que les autres. Le sabotage est une manière pour moi de résister, mais aussi d’exister. Je n’ai pas le choix, soit je résiste soit je deviens taré. J’ai beaucoup de respect pour toutes ces ouvrières et ouvriers qui bossent toute leur vie dans des conditions atroces. Je ne suis pas nécessairement de mauvaise volonté, mais il y a une ligne à ne pas franchir – et qui est franchie au bout de quelques heures, voire minutes ! Si on me prend pour une merde et qu’on me crie dessus pour rien, tu peux être sûr que dans l’heure qui suit j’aurai balancé un bout de palette dans une machine pour la bloquer ou que je ne vais plus rien foutre. J’aimerais bien que tout cela me passe au-dessus de la tête, mais je ne peux pas. Ces conditions de travail m’affectent énormément et le sabotage est une façon pour moi de ne pas trop subir. Je suis comme tout le monde, j’ai besoin d’un peu de thune et donc de travailler. C’est un cercle merdique où je finis toujours par perdre. Je perds avec classe en ne me laissant pas faire, mais je perds quand même. »
Quelles sont tes techniques ?
« Je n’ai aucune technique. Par contre j’aime bien rigoler, alors j’essaye toujours de faire en sorte d’emmerder les chefs en y mettant une bonne dose d’humour. Souvent je fais des conneries parce que je n’ai pas écouté les consignes ou parce que la moustache du gars qui me parle me fait grave halluciner. À partir du moment où humainement ça devient insupportable, je passe en mode résistance. Je ne suis pas doué pour survivre dans le monde du travail, mais pour les conneries je me démerde plutôt pas mal… »
Quelle est ta plus belle performance, ta plus grande réussite ?
« Sans hésitation, ma plus grande perf’ est de m’être fait appeler Iggy Pop pendant plusieurs semaines par une personne de la sécurité d’un magasin. Tous les matins, je signais “Iggy Pop” sur la feuille de présence et tous les matins, j’avais le droit à mon petit “Bonjour Monsieur Iggy Pop.” Je me sentais un très bref instant comme une rock star… Je revenais rapidos à la réalité quand je constatais que je portais un pauvre tablier pourri de marchand de fruits et légumes…
Ma plus belle réussite est d’avoir saboté trois jours de transports pour une boîte d’agroalimentaire. Chaque palette correspondait à un transporteur et j’avais tout mélangé pour les faire chier : au bout de deux jours le téléphone n’arrêtait pas de sonner, les clients étaient furax. J’avais foutu un bordel pas possible. »
Le militant anarchiste Émile Pouget (1860-1931) 1 a dit : « À mauvaise paye, mauvais travail. » Ça te parle ?
« Oui et non. Au prix où on est payé, évidemment qu’il faut essayer d’en foutre le moins possible. Mais ce n’est pas parce qu’on me paiera 3 000 balles par mois que je suis prêt à accepter l’inhumanité du monde du travail. »
Tu décris les relations entre collègues, parfois déprimantes (les délations par exemple), parfois très joyeuses. À plusieurs reprises, on pourrait parler d’un mode de (non)-action collective ?
« Il m’est arrivé de bien rigoler avec des collègues qui comme moi avaient des contrats courts. Je me souviens d’une course de transpalette sur un parking de supermarché ou de mes trois semaines complètement dingues et éthyliques en tant que ripeur2. Mais c’est surtout déprimant.
Au début j’étais très surpris de la soumission des gens. J’échangeais avec eux et elles sur les injustices, la charge de travail ingérable, la cruauté des chefs, mais rien n’y faisait : ils et elles haussaient les épaules en me balançant le fameux “C’est comme ça !” Beaucoup justifient et/ou légitiment cela parce qu’ils ou elles n’ont pas fait d’études. T’as pas fait d’études alors t’es qu’une merde et tu fermes ta gueule. D’autres sont usé•es par des années de labeur. Je ne les comprends pas mais je les respecte, parce qu’on fait partie de la même classe, celle des exploité•es. Même si je dois avouer que ça m’énerve. Nous n’avons aucune conscience de classe et ça me fout les boules. Nous n’avons pas à subir cette exploitation. Rien ne justifie et encore moins ne légitime de tels traitements. »
Tu as vu une évolution, du côté de Pôle emploi ou des chefs ?
« Les lois récentes durcissent encore plus le droit à l’allocation chômage. Pôle Emploi n’est ni plus ni moins qu’une police administrative. Je rêverais d’offrir un képi à ma conseillère. Tu dois prouver que tu cherches du travail alors que personne ne répond à tes candidatures. Ils te demandent d’envoyer des lettres recommandées avec accusé de réception pour prouver tes recherches, mais à six euros le courrier, quand t’as déjà pas une thune… Les conseillers t’envoient à droite à gauche pour participer à des conneries du genre “Apprendre la rédaction d’un CV” ou un énième bilan de compétences de merde. C’est une machine à radier et à broyer les gens.
Et les chefs ? Toujours aussi cons : un petit pouvoir ridicule suffit largement à rendre les gens encore plus bêtes qu’ils ne le sont… »
Quel regard tu portes sur le mouvement des Gilets jaunes ? Tu as vu un changement dans le milieu du travail ?
« Je n’ai pas assez de recul pour avoir un avis objectif. Dans cette société hyper individualiste, voir des gens se retrouver, s’organiser et échanger sur un rond-point m’a touché. J’ai trouvé ça super cool tout le bordel qu’ils et elles ont foutu. La récupération politique qu’il y a eu derrière est pitoyable. Et que dire de la répression ultra violente de la police ?…
Je regrette que les revendications se soient concentrées sur la rémunération du travail et les taxes trop élevées. Les précaires (chômeurs, allocataires du RSA, etc.) ont massivement rejoint le mouvement mais leurs revendications sont passées totalement à la trappe. Imagine si ce mouvement n’avait été qu’un mouvement de précaires. Aurait-il eu le même soutien populaire ? Je suis certain que non, on aurait insulté les manifestant•es, on les aurait traité•es de fainéant•es, on leur aurait dit qu’ils et elles n’avaient qu’à trouver du travail et de ne pas empêcher les autres de travailler… Il existe une véritable détestation des précaires. »
Tu as une très forte résistance, mais est-ce que tu ne risques pas l’épuisement ? D’ailleurs, le travail t’a rendu littéralement malade : tu t’es cassé le dos.
« C’est drôle que tu me dises ça parce que je ne pense pas avoir une forte résistance. En sabotant le travail, je sais que je vais me faire virer… Ce sont toutes ces femmes et tous ces hommes qui tous les jours vont à l’usine qui ont une très forte résistance. Moi je décide de saboter parce que je ne peux plus, parce que c’est trop dur physiquement et surtout humainement. Je ne te dis pas le nombre de fois où je me suis retrouvé à 4 heures du mat’ devant mon café les larmes aux yeux parce que je n’en pouvais plus… C’est ma fragilité face aux relations humaines compliquées basées sur des rapports de domination qui me pousse à agir de cette manière.
Et ouais, le travail m’a défoncé le dos et bien comme il faut. Deux hernies discales dont une paralysante. Les boîtes proposent souvent une matinée d’information sur les bonnes postures à prendre afin de préserver sa santé et notamment son dos. À la minute où on quitte la salle, les responsables n’en ont plus rien à foutre [voir p. VIII], Si on devait appliquer toutes les bonnes postures, la productivité baisserait un chouia et ça, c’est inimaginable. Alors les gens continuent à s’abîmer la santé à vitesse grand V... »
1 Il a entre autres écrit Le Sabotage (réédité notamment en 2005 aux Presses du réel). Syndicaliste à la CGT, il y a fait adopter en 1897 ce principe comme un outil de lutte.
2 Éboueur qui travaille à l’arrière du camion-poubelle.
Cet article a été publié dans
CQFD n°179 (septembre 2019)
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Paru dans CQFD n°179 (septembre 2019)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Victor
Mis en ligne le 30.09.2019
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