Dossier
Travail que vaille
« Quand t’as pas parlé pendant neuf heures, t’as tellement de choses à dire que t’arrives plus à les dire, que les mots ils arrivent tous ensemble dans la bouche et puis tu bégayes, tu t’énerves. Tout t’énerve, tout. » En 1974, Christian Corouge 1, ouvrier de l’usine Peugeot de Sochaux, s’enregistre sur un magnétophone. Il raconte le quotidien abrutissant, les mains qui ne bougent plus, la peau qui s’en va, la tristesse des matins. Le témoignage a été intégré au film Avec le sang des autres, réalisé par le groupe Medvedkine de Sochaux 2 dont Christian faisait partie.
Quarante-cinq piges plus tard, si le monde du travail a changé dans les grandes largeurs, si les modalités d’exploitation se sont grandement diversifiées, les usines et leurs déclinaisons contemporaines cassent encore et le corps et la parole. Hier comme aujourd’hui, en la matière, tout énerve.
Décidés à parler (encore une fois3) de ce monstre envahissant, on s’est posé la question : par quoi commencer ? Par l’aliénation (souvent) ou par l’épanouissement (parfois) ? Par le corps cassé (pour certains) ou le quotidien übérisé (pour beaucoup) ? Ou bien par les conversations de nos dîners de famille ? – « On peut se réaliser dans le travail, regarde tata dans son asso’ » versus « C’est possible de pas travailler, regarde tonton dans les Cévennes. »
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Oui, le rapport au turbin, c’est d’abord une foule de cas particuliers. Il y a ceux qui cherchent du travail, ne trouvent pas, doivent prouver qu’ils ne trouvent pas. Ceux qui ont du travail, qui flippent de le perdre, qui souffrent en silence. Ceux qui n’ont pas de papiers mais des bras pour se faire exploiter. Ceux qui « trouvent du sens » jusqu’à l’autoflagellation. Ceux qui vont bien. Ceux qui vont moins bien. Ceux qui sabotent. Ceux qui luttent : dans les hôpitaux, les McDo ou à vélo. La cour (professionnelle) des miracles sans les miracles.
Qu’on s’entende bien : on n’a pas la solution par ici. Quand certains profitent du bouclage en fin de mois pour lancer à la cantonade un prévenant « L’actualisation Pôle emploi est ouverte », d’autres s’enjaillent dans le salariat ou l’auto-entreprenariat. Il en est même un qui se demande à haute voix : « Mais au fait, c’est quoi mon statut à moi ? » Quoi qu’il en soit, chômeur ou prof, pigiste ou santonnier (voir le témoignage dessiné de l’ami Étienne, p. IX), on se sent tous grandement concernés par la question. Car il y a bien une certitude : le travail, on y échappe rarement. Même quand on le fuit.
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En cette rentrée 2019, on « fête » les dix ans de l’été de l’enfer à France Télécom, celui où une trentaine de salariés lessivés se sont donné la mort en quelques mois. Peu auparavant, le réalisateur Serge Moati s’était vu commander un film censé montrer la réussite du groupe. Continuant à tourner après la « crise », il projettera son travail au comité de direction. Verdict : le film ne sera jamais diffusé. Et pour cause : les témoignages de souffrance au travail y étaient légion.
Lors du procès qui a pris fin cet été, le film de Moati a été montré au tribunal 4. Devant la caméra, au cours d’un déplacement en TGV, le PDG de France Télécom à l’époque, Didier Lombard 5, s’exprime en ces termes : « Le sujet, c’est : peut-on faire de l’économie et de l’humain en même temps ? C’est ça la marche ratée. On a poussé le ballon un peu trop loin. C’est tout un fonctionnement à revoir. » Tiens tiens.
Alors, afin de commencer à revoir ces fonctionnements et pour célébrer la rentrée, en bons élèves premiers de cordée que nous sommes, on s’est penchés sur des sujets brûlants. Ouais : on vous sentait tout frétillant de repartir au turbin. Pour faire un point sur votre passé, votre présent ou votre futur (car, qui, QUI en réchappera ?) et en attendant nos 3 000 balles de revenu de base, on vous propose une analyse de la réforme du chômage, ou comment on va tous finir sur les rotules, fauchés et humiliés (page II). Dans le reste de ce dossier « Y a d’la joie » : on a pris des nouvelles des femmes de chambre en lutte à Marseille et, surprise !, quand on est femme et noire, l’exploitation et le mépris sont toujours de mise (page VI). Un peu partout, des ouvriers meurent et Muriel-la-ministre ne répond pas au téléphone (page VIII). Mais pas de panique, l’hôpital se porte à merveille et infirmier est le plus beau métier du monde (lol, page VII). Et enfin : une plongée dans le monde associatif qui n’échappe pas, loin s’en faut, aux tourments et questionnements (page IV-V).
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Pas très folichon ce tour d’horizon, sûr. Plutôt un air de morne plaine. C’est pour ça qu’on a tenu à faire place au témoignage d’un spécialiste ès sabotage du turbin précaire, sapant le moral de ses chefs comme un vrai punk (page III). La preuve qu’on n’est pas si moroses que ça. Et qu’on est prêts à mener un vrai travail sur nous pour enfin correspondre aux critères d’embauche de la start-up nation. Et, sinon, toi, tu fais quoi dans la vie ?
1 Les éditions Agone ont publié en 2011 Résister à la chaîne – Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, fruit de discussions entre Christian Corouge et le sociologue Michel Pialoux.
2 Les deux groupes Medvedkine (Sochaux et Besançon) étaient des collectifs, mêlant cinéastes (notamment Chris Marker), techniciens et ouvriers qui dans les années 1970 ont produit des films témoignant de la condition ouvrière.
3 Notre dernier dossier portant sur ce thème remonte à octobre 2016 (n°147) : « Le travail mort-vivant ».
4 Le Monde (21/06/2019).
5 Le parquet a requis contre lui et d’autres dirigeants une peine d’un an de prison ferme. Le jugement sera rendu le 20 décembre.
Cet article a été publié dans
CQFD n°179 (septembre 2019)
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Paru dans CQFD n°179 (septembre 2019)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Bertoyas
Mis en ligne le 24.09.2019
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