À l’hôpital, des soignants en PLS

Infirmier, un si beau métier

Des services d’urgences en grève 1, des soignants essorés et des infirmiers réquisitionnés par des policiers. Chez les professionnels du soin, le mal-être est palpable. Maëlle, une infirmière en psychiatrie qui a cessé d’exercer il y a un an, raconte son rapport intime à un boulot qui aurait pu la broyer.
Par Sarah Fisthole

Maëlle était infirmière. Mais à trente-cinq ans, après cinq années de bons et loyaux services au sein d’un hôpital psychiatrique de Bretagne, elle a arrêté de travailler. Son dix-neuvième contrat à durée déterminée aura été le dernier : après une énième garde, on ne l’a plus jamais appelée. « C’était acté sans l’être : on n’avait plus besoin de moi, je ne travaillais plus là-bas. » Elle n’a pas insisté, par amour pour un métier dévoyé et pour cesser de cautionner. Maëlle raconte les hôpitaux gérés par des financiers de chez L’Oréal, les tableaux qui remplacent les mots et les collègues qui dégringolent. Rencontre.

Est-ce que la façon dont s’est terminée ta collaboration avec cet hôpital est à l’image de ce que tu as pu y vivre ?

« C’est en tous cas ce qui m’a permis de me rendre compte à quel point je n’étais qu’un pion, que je n’étais pas sollicitée pour la qualité de mon travail, mais pour colmater une brèche. Cette question du manque de reconnaissance, tu y es en permanence confrontée. Quand tu es infirmière, qui te gratifie à part toi-même ? Les patients ne sont pas toujours reconnaissants et c’est normal : ce n’est pas à eux de te rassurer. En même temps tu le fantasmes forcément un peu. Parce que ce sont rarement tes collègues et encore moins ta hiérarchie qui t’apportent cette reconnaissance. C’est à toi de trouver seule du sens à ce que tu fais. Je me souviens d’une collègue sur mon dernier poste, elle était, je pense, en état de burn out. Quand elle reprenait contact avec le service pendant ses arrêts, elle demandait toujours : “Mais est-ce que les patients me demandent  ?”, parce qu’elle avait besoin d’une raison de revenir. Est-ce que le manque, l’absence, ça crée quelque chose ? Eh bien en fait non, et ça c’est violent. »

Quel genre de rapports entretenais-tu avec la hiérarchie ?

« Lors de mon premier stage en tant qu’élève infirmière, j’étais en chirurgie. La première fois que je me suis adressée au chirurgien pour lui demander son accord pour passer au bloc il n’a même pas daigné me répondre. J’étais dans mes petits souliers, je parlais doucement. J’ai reformulé une deuxième fois ma question et puis j’ai laissé tomber. À l’hôpital, il y a des murs hiérarchiques posés à tout endroit. Je ne sais pas quel sens ça a pour certains médecins de faire vivre les rapports de hiérarchie dans des espaces et à des moments où ça n’a pas de sens. À part asseoir une certaine supériorité, signifier une déférence que tu leur dois... Lui, on l’appelait “Dieu” dans le service. »

Il semble y avoir un véritable fossé entre la responsabilité qui pèse sur les épaules des infirmiers et la considération que l’on vous accorde...

« Une infirmière, finalement, c’est le dernier maillon dans la chaîne des responsabilités. Il y a par exemple un médecin qui prescrit un médicament, un pharmacien qui le délivre et comme c’est toi qui le distribues, c’est toi qui es en charge de la dernière vérification. Le médecin peut se tromper, le pharmacien ne pas voir l’erreur et c’est toi qui es responsable. Lorsque j’étais en école d’infirmières, les formatrices nous conseillaient de prendre une assurance professionnelle pour nous protéger, pour disposer d’un soutien juridique et financier en cas de problème. Déjà à l’époque, c’était courant que les hôpitaux ne soient plus garants d’une certaine protection de leurs éléments. On m’a parlé de cas d’infirmiers incriminés personnellement pour des erreurs qu’on leur impute et face auxquelles l’hôpital refuse de porter ne serait-ce qu’une partie de cette responsabilité. Certaines collègues ont aussi pensé à faire appel à ces assurances pour prendre en charge leur burn out. D’autres ne se sentaient tellement pas sécurisés sur leur lieu de travail qu’ils ont ressenti le besoin d’avoir ce filet de sécurité pour se rassurer. »

Entre infirmiers, est-ce que vous vous serriez les coudes face à cette pression ?

« Le travail d’équipe s’est largement délité. Il relève plutôt de connivences qui te permettent de te sentir entourée, plus que d’un esprit de corps. Même dans des moments de grandes difficultés. Je me souviens de l’appel au secours d’une collègue qui s’est mise en danger, on n’était que toutes les deux dans le service ce jour-là. Elle s’est scarifiée et a ingéré des médicaments. J’ai réussi à joindre les deux collègues desquelles j’étais la plus proche pour qu’elles viennent m’aider. C’est à elles et non pas au cadre que j’ai fait instinctivement appel. Dans le fond, il y a très peu de moyens donnés aux soignants pour prendre soin d’eux-mêmes et de leurs collègues. »

À quoi imputes-tu le délitement du collectif ?

« Tout ça pour moi est en partie lié aux logiques de privatisation de l’hôpital. Aujourd’hui quand tu changes de directeur financier, de DRH, de président, tu apprends que l’un traîne une réputation de liquidateur, que l’autre a fait carrière chez L’Oréal. C’est à l’image de ce qu’il se passe en entreprise. Il faut être productif, alors on ne te laisse plus de temps pour faire du lien. On communique uniquement en termes techniques, de façon concise. On utilise moult tableaux, moult cahiers. Cette multiplication des supports pallie aussi la peur panique de ne pas tracer les choses. Dans un environnement professionnel de plus en plus oppressant, tu as envie de te prémunir de toute erreur. Dans le dernier service de psychiatrie au sein duquel j’ai travaillé, on avait cinq supports de transmission : ça devenait obsessionnel. Tu as peur de dire quelque chose à une collègue et qu’elle l’oublie, tu finis par mettre en doute la fiabilité des membres de ton équipe. D’un côté tracer rassure, de l’autre il y a une sensation de flicage. Tu finis en fait par intégrer la banalité de la violence institutionnelle quotidienne. Le dysfonctionnement finit par faire système. »

Comment faire, quand tu es à ce point pressurisé en tant que soignant, pour continuer à être efficient auprès de tes patients ?

« À partir du moment où le soignant est maltraité par l’institution, le soin n’est plus possible. J’ai vu des collègues s’énerver parce qu’un patient n’était pas bien. Le seuil du supportable n’est plus le même, tu vois certaines collègues se transformer, se déshumaniser. L’hôpital psy est censé être un lieu d’accueil pour le mal-être, tu dois être capable de le recevoir, de l’accompagner. Le patient attend du calme, de la constance, de la congruence. Quand toi-même tu ne vas pas bien du fait de tes conditions de travail et que l’équipe explose, rester soignant est un exercice de haute voltige. »

Quels sont les outils pour faire entendre cette souffrance ?

« C’est compliqué de porter des revendications avec cette charge de travail et ces services hyper pleins. Comment mettre en attente des gens qui ont besoin de toi ? Et puis quand tu fais grève, tu reportes une charge de travail énorme sur tes collègues. Comment tu fais collectivement pour dire “Moi je fais grève  !” ? Les syndicats sont à pied d’œuvre, mais sans réussir vraiment à faire entendre nos voix. En face il y a toujours plus haut pour justifier d’un manque de moyens. Au-delà de la présidence de l’établissement, il y a l’ARS2 et au-dessus il y a un ministère et on te dit que personne n’est responsable à part lui. Il existe bien quelques instances où les infirmières ont le droit de siéger, mais pour nous c’est une vraie charge supplémentaire. Quand je regarde actuellement les grèves aux urgences je trouve ça extrêmement courageux et je me dis que pour en être arrivés là, c’est qu’ils doivent être dans des situations que je n’arrive même pas à imaginer, que je n’ai sûrement même pas vécues. Les seuils de tolérance sont tellement élevés. Notamment du fait de l’histoire de la profession qui était à l’origine quasi exclusivement féminine et endossée par des bonnes sœurs. Ce double héritage fait qu’il est difficile de se mobiliser et de se départir des logiques de soumission et d’abnégation. La dimension sacerdotale, c’est aussi ce qui permet de ne pas remettre en cause le système. Quand tu vois que les infirmières se font réquisitionner chez elles par la police, c’est dire à quel point la société estime qu’il n’y a pas de limite à l’engagement attendu de toi. »

Propos recueillis par Tiphaine Guéret

1 217 au 19 août d’après Mediapart.

2 Agence régionale de santé.

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