Amérika ! Amérika !
« L’important n’est pas que les gens s’organisent syndicalement. L’important, c’est de désorganiser le pouvoir. » C’est ainsi que Ray Rogers avait présenté, au début des années 80, son bizness dans le très sérieux Wall Street Journal. Son métier : « spécialiste de l’activisme social ». Des grévistes ou des syndicats indépendants le paient pour son savoir-faire en matière d’agitation sociale. À la demande de salariés en lutte, Rogers et son équipe arrivent sur les lieux du conflit, les incitent à élargir leur mouvement à d’autres usines du groupe et à porter l’agitation devant les banques liées à la boîte. Rogers « vend » une vieille idée : rompre l’isolement, sortir du cadre du lieu de travail, s’attaquer aux
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centres des pouvoirs qui contrôlent les entreprises (banques, actionnaires). Il s’investit totalement, participe aux actions, vit avec et chez les grévistes. Sous l’accusation de « propagande syndicale criminelle », il a été arrêté plusieurs fois. Parfois, la seule menace de sa présence suffit à faire céder les patrons. Sa méthode : développer une forte solidarité, avoir une idée claire sur les buts à atteindre, faire que les salariés pensent en termes stratégiques et sachent qu’ils ne peuvent compter que sur leur propre force, construire des soutiens à l’extérieur, bâtir des réseaux. À son palmarès : l’implantation imposée d’un syndicat dans une grande entreprise du textile en 1980 ; le coup de main donné en 1984 aux grévistes de Hormel Co (Austin-Minnesota), un des grands de l’industrie alimentaire ; « le nouveau souffle » apporté en 1987, à la demande de la direction nationale du syndicat des ouvriers papetiers, à la grève des salariés de quatre usines de la multinationale International Paper, etc. « Ce que je fais est un vrai casse-tête et ça me rapporte juste de quoi vivre. C’est vraiment pas pour le fric que je le fais. » Mais les principes qui guident cet agitateur professionnel, venu du milieu ouvrier, tendent paradoxalement à mettre en péril sa propre activité : que les salariés prennent en charge leur propre lutte et « agissent par eux-mêmes et pour eux-mêmes » et le voilà devenu inutile. « Un bon organisateur est justement celui qui travaille pour perdre son travail…. Entre nous je me passerais bien de toute cette agitation ; j’aimerais autant m’occuper des étoiles, des animaux et des plantes. Mais peut-être aussi que je m’ennuierais… »
Source : Voyageurs au bord d’une Amérique en crise par Sylvie Deneuve et Charle Reeve, Traffic Editions 1992.
Voir aussi « Solidarité sans larmes ni curés » et « Cinq ans de bagarre »
Cet article a été publié dans
CQFD n°25 (juillet 2005)
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Paru dans CQFD n°25 (juillet 2005)
Dans la rubrique Le dossier
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Illustré par Berth
Mis en ligne le 13.09.2005
Dans CQFD n°25 (juillet 2005)
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