« Indignés », « atterrés », « affligés »… ils ne savent plus comment s’appeler. Ce sont les rebelles du moment. Et donc on les invite. Pas encore trop sur les plateaux de télévision, mais dans les festivals alternatifs ils font illusion, comme en mai dans le Trièves (Sud-Isère), terre d’irréductibles réfractaires, pour participer à un festival progressiste, L’échappée (re)belle, sur le thème du travail.
Les méchants et les gentils capitalistes
Le jour où les organisateurs, en quête de penseurs subversifs, sont tombés sur la fiche d’Henri Sterdyniak, cofondateur du mouvement des économistes atterrés en 2008, leurs pupilles se sont dilatées. Le profil de l’animal était bon, car, passé chez Mermet et référencé sur le site du PCF, il disposait d’un label perçu comme une forme de résistance aux Minc, Cohen et autres pipistrelles du libéralisme assumé.
A la bien bonne question des organisateurs – « Pourquoi le capital l’emporte-t-il sur le travail ? » – l’économiste aux quarante ans d’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) s’est contenté de répondre par un cours d’introduction à l’économie digne d’une classe de quatrième : « Le capital l’emporte sur le travail parce qu’en 1983, les capitalistes sont redevenus méchants. Ils se sont rendu compte qu’ils pouvaient faire des économies sur le coût du travail en produisant à l’étranger. Avant, ils acceptaient des profits relativement faibles et avec le plein emploi, les gens pouvaient trouver des emplois ailleurs. Ils ont donc décidé de réagir. » Soupirs dans la salle. Dans la région, on sait bien que la mise en concurrence mortifère des travailleurs est une règle d’or du système capitaliste, bien avant 1983, bien avant Delors ou Jospin. Mais on n’en est qu’au prologue de la pièce de Sterdyniak, une enfilade d’idées reçues dont ne rougiraient pas les cadres du parti socialiste : « Il n’y a plus de prolétaires en France » ; « Les ouvriers votent aujourd’hui pour le FN » ; « Il faut gauchir le PS, voilà la seule solution » ; « Le système actuel, c’est 50% de capitalisme, 50% de socialisme » ; « Il faut se battre pour garder la retraite à 60 ans et pour appliquer la taxe Tobin »…
Face à tant de propos courageux, la salle, pourtant a priori acquise, décide de siffler la fin de la partie. « Vous êtes censés, vous, les économistes atterrés, nous montrer des perspectives pour sortir de cette situation insupportable, et vous ne dites rien », lance Simon, chapeau vissé sur le crâne et mine déconfite. « Je vous trouve atterrant. » Sterdyniak, sonné, fait les cent pas autour de sa chaise puis s’avance pour répondre à Simon. « Euh… Oui, vous pouvez dire ça. » La salle n’en revient pas. Sterdyniak ouvre même son cœur au public : « Moi, le capitalisme m’a pourri. »
Mais les habitants du Trièves ont une tolérance limitée à l’auto-apitoiement. Sitôt la « conférence » terminée, Sterdyniak se retrouvera vite encerclé par une dizaine de spectateurs. L’une d’entre eux propose d’ouvrir une hotline pour économistes résignés : « On vous sent impuissant, Henri. Ça vous dirait de nous parler de votre impuissance en tant qu’économiste ? Qu’on comprenne pourquoi vous estimez qu’il n’y a plus rien à faire ? » Henri est touché, certes, mais pas coulé. Il se rebelle maintenant. « Si vous vouliez que je vous fasse le programme de Lutte ouvrière, il fallait le dire ! Sauf que très peu de gens croient qu’il faut renverser le capitalisme, très peu de gens sont contre le libre-échange. Ils sont minoritaires, ceux qui pensent comme vous. Je ne vois donc pas pourquoi j’avancerais un programme politique qui va dans ce sens-là ! Moi, j’m’en fous de votre truc ! » Au prétexte, donc, que les idées anticapitalistes seraient « minoritaires » – ce qui reste largement à prouver [1] – il ne faudrait pas les créditer d’une quelconque valeur. Le clou de son intervention sera cette comparaison subtile et pas du tout répandue, selon laquelle « si on veut sortir du capitalisme, c’est sûr que le modèle de la RDA ne fait pas très envie aux gens ».
La bonne chaire économique
Car, au fond, à quoi servent les économistes, fussent-ils atterrés, lorsque, au lieu d’armer le peuple, ils signent des rapports pour la Banque mondiale [2], bavardent dans les médias, vivent comme des pachas grâce à leurs chaires économiques et parviennent tout de même à se faire passer pour les nouveaux résistants ? Quand il ne squatte pas les locaux de France Culture ou de France Inter [3], Sterdyniak est dans les colonnes du Monde et de Libération. Et quand il ne signe pas de tribunes dans La Tribune, il publie des livres dont les titres résonnent comme autant d’insupportables appels à l’insurrection : Économie mondiale 1990-2000 : l’impératif de croissance (Collectif, Economica, 2001), Présidence Sarkozy, quel bilan ? (Prométhée, 2012).
Au sein des Atterrés, si cette ligne molle est visiblement en train de l’emporter, elle n’est toutefois pas appréciée de tous. Ainsi de Frédéric Lordon, qui connaît bien Sterdyniak – « un très bon macroéconomiste keynésien » –, mais déplore au micro de CQFD que « la macroéconomie dispose peu à remettre en cause les structures du capitalisme ». « Par ailleurs, précise l’économiste, le jeu des abstractions macroéconomiques ne met pas d’emblée en prise avec les mouvements sociaux. Mais Sterdyniak n’est pas non plus représentatif de tous les Atterrés, quoique sa compétence de macroéconomiste soit indispensable dans leur division du travail… » Lordon a démissionné du conseil d’administration des économistes atterrés en 2012 pour cause de désaccords sur l’euro, « et aussi par manque de temps ». Mais à part Lordon, qui confirme ne plus se reconnaître dans la ligne majoritaire des Atterrés, le keynésianisme jusqu’au-boutiste de Sterdyniak n’a visiblement pas dérangé grand monde. Le mouvement aurait même été rejoint par plus de 2 000 français depuis 2008.
Les perspectives qu’il a tracées en créant les économistes atterrés se sont révélées tellement révolutionnaires que même les pédégés ont repris le concept. En octobre 2013, ce fut au tour du groupe des « patrons exaspérés » de tenir meeting à Lyon. Et le 7 juin 2014, les « socialistes affligés [4] » ont décidé d’apporter leur pierre à cette contestation nouvelle. On attend donc avec impatience la création du mouvement des anthropologues éberlués, des politiciens dégoûtés, des journalistes outrés, des pépères vénères, des poussez pas derrière, etc. Avis aux amateurs.