Sans queue ni tête
Les exploitées de la crevette
Tanger, le mardi 21 juin 2022. Il est trois heures et demie du matin. La voix du muezzin résonne dans la ruelle qui mène à la maison de Fatima C., ouvrière de 37 ans occupée à réchauffer un thé et une galette de blé qu’elle mangera avec une Vache qui rit, son carburant pour tenir toute la journée. Un peu plus haut dans la rue, le ballet des minibus barrés de l’inscription « Transport du personnel » a déjà commencé. Il en passe un toutes les trente secondes. À toute blinde, ils emmènent des milliers de travailleuses vers les usines de confection textile ou les hangars à décorticage de crevettes grises. En bas de la montagne où vit Fatima s’étend la plus grosse usine de conditionnement de crustacés du Maroc, propriété du néerlandais Klaas Puul, l’un des leaders européens du marché. Plus de 3 000 ouvrières, surveillées par 300 contremaîtres scrutant la moindre épluchure, y travaillent jour et nuit.
Réussir à décortiquer 18 kilos de crevettes en une seule journée constitue une performance invraisemblable
Ce matin encore, Fatima part aux crevettes. Sept années qu’elle fait ce métier. Elle ne travaille pas pour Klaas Puul mais pour Med Seafood, un des nombreux sous-traitants marocains du mastodonte hollandais. « Hier, c’étaient que des petites crevettes. Les plus dures. J’ai pu faire six kilos de chair [soit 18 kilos de crevettes entières] en treize heures environ. Je suis rentrée, j’ai fait ma prière et je me suis couchée vers 22 heures. Les nuits sont courtes. On est habituées », raconte cette femme en serrant l’avant-bras de sa copine Latifa, qui l’accompagne dans sa rencontre avec notre équipe de tournage documentaire1. Réussir à décortiquer 18 kilos de crevettes en une seule journée constitue une performance invraisemblable. En Europe, seules les grand-mères d’Ostende, qui décortiquent « au noir » les crevettes des derniers crevettiers belges peuvent s’imaginer ce que représente une telle corvée. Il est bientôt cinq heures, l’heure pour Fatima de partir à l’usine.
Le décapode qui vole les heures de sommeil d’une dizaine de milliers d’ouvrières marocaines2, c’est la crangon crangon, petit nom scientifique de la crevette grise européenne – à ne pas confondre avec la gamba, même si au Maroc les ouvrières utilisent l’expression « usine de gamba ». Ce petit crustacé se trouve un peu partout en Europe, mais surtout en mer du Nord, où les stocks semblent éternels (surtout à mesure que les poissons qui s’en nourrissent se raréfient). La grise – on dit parfois la « guernade » ou la « boucaud » – est beaucoup plus menue que sa cousine tropicale. Elle ne pèse qu’entre 1 et 2,5 grammes, et a cette particularité de devoir être épluchée pour être cuisinée. Le marché de la guernade décortiquée ne représente « que » 300 millions d’euros, tandis que sa cousine à chair blanche, principalement reproduite en Asie (Chine, Thaïlande, Vietnam, Indonésie…) et en Amérique du Sud (Brésil, Équateur, Mexique…) est devenue le produit de la mer le plus rentable, avec un marché d’une valeur annuelle de plusieurs dizaines de milliards d’euros. Mais pour un si petit marché, la crangon crangon mobilise des ressources folles. Un bon cas d’école du capitalisme, petit ou gros.
Dans les rues qui entourent les usines de Tanger, on identifie facilement les éplucheuses
Dans les rues qui entourent les usines de Tanger, on identifie facilement les éplucheuses : elles transportent souvent des sacs de vêtements chauds (blouses, tabliers, couvertures, écharpes, chaussettes, etc.). Tout est bon pour se protéger du froid, dans ces entrepôts où il ne fait jamais plus de trois degrés et où les fruits de mer, souvent encore congelés, brûlent les doigts de Fatima et ses collègues. Depuis les années 1980 et les fameux plans d’ajustement structurel du Fonds monétaire international3, c’est ici que l’écrasante majorité des 30 à 50 000 tonnes de décapodes pêchés chaque année par les navires hollandais et allemands sont envoyés en camion se faire éplucher, lessiver à l’eau, asperger d’acides de conservation puis, le cas échéant, recongeler avant d’être renvoyés en Hollande pour empaquetage afin d’approvisionner les supermarchés (belges surtout, puisqu’ils consomment plus de 40 % des crevettes décortiquées).
Le salaire minimum marocain dans le secteur privé (moins de 1,50 euro de l’heure) ne s’applique pas aux décortiqueuses qui sont payées, non pas au temps de travail, mais au poids. Leurs allocations familiales (pour lesquelles elles cotisent à hauteur de 0,30 dirham par kilo4) sont souvent assujetties à des quotas de production : 102 kilos de chair par mois chez Klaas Puul, soit plus de 300 kilos de crevettes. Pour décortiquer une telle quantité, il fallait trouver un pays avec légion de jeunes femmes pauvres, corvéables, acceptant d’être payées au poids. Le Maroc, fraîchement dépecé par les institutions internationales, fait parfaitement l’affaire.
Il est 17 heures. Fatima rentre de Med Seafood. « Il y a eu de tout aujourd’hui, des grosses et des petites. L’usine était pleine, car c’est bientôt l’Aïd et les gens travaillent pour payer la fête. De 7 à 17 h, j’ai réussi à faire cinq kilos de chair, donc quinze kilos de crevettes. C’est pas beaucoup. Quand on a fini, on pèse et ils mettent un produit [un mélange d’acides de conservation qui pousse à trois mois la conservation]. L’important, c’est que j’arrive à six ou sept kilos en une journée de travail. Demain, je ferai mieux. » Fatima gagne bien plus que ce qu’elle aurait pu gagner comme ouvrière agricole à Chefchaouen, sa ville de naissance, dans les montagnes du Rif. Mais sa vie aussi a changé. Son mari l’a abandonnée quand elle était enceinte. Fatima vit seule avec son bébé, s’éclaire à la bougie et porte chaque semaine trois pleins seaux d’eau jusqu’à son logis. « Si j’avais une baguette magique, j’améliorerais ma maison, je mettrais un frigo, une télévision, l’électricité, l’eau courante… Il me manque plein de choses, mais je suis reconnaissante du peu que j’ai. On est des gens normaux, simples, on ne souhaite pas grand-chose, on prend la vie comme elle vient. »
À un gramme la crevette, on peut estimer que Fatima épluche environ 20 000 crevettes par jour
Quoiqu’elle en dise, la vie de Fatima n’est pas « normale ». Comme ses dizaines de milliers de collègues, c’est une athlète de haut niveau – le salaire et la reconnaissance en moins. On a sorti notre calculatrice. Dans une journée normale de treize heures de labeur, elle décortique souvent entre six et sept kilos. La plupart du temps, elle épluche les plus petites crevettes, celles qui ne dépassent pas le gramme. Les plus grosses sont souvent envoyées se faire écrabouiller par l’un des 20 robots éplucheurs de l’entreprise GPC Kant, en Hollande. Sept kilos de chair en une journée, cela représente environ vingt kilos de crevettes (une crevette comporte environ un tiers de chair et deux tiers de carapace). À un gramme la crevette, on peut estimer que Fatima épluche environ 20 000 crevettes par jour, soit 60 000 mouvements quotidiens de torsion des poignets, de pinçage des bouts de doigts, de glissage de la chair vers les récipients. Mieux vaut avoir des tendons, des fléchisseurs, des abducteurs et des ligaments en acier. « C’était pas terrible aujourd’hui, de faire juste cinq kilos. Habituellement je commence à quatre heures, mais à cause de votre visite ce matin, ma journée est passée de treize à dix heures. J’ai gagné aujourd’hui 80 dirhams (environ 7,50 euros), soit seize dirhams (environ 1,50 euro) le kilo. » On ne lâche pas la calculette. Fatima travaille, comme beaucoup de ses collègues, six jours sur sept. Elle décortique donc environ un demi-million de crevettes chaque mois. « Mes doigts ? Mon dos, ma nuque ? Je ne sens rien. C’est devenu des gestes naturels, je n’ai pas mal. »
Décortiquer 20 000 crevettes en une journée. Cette phrase tourne en boucle dans nos têtes. On s’empresse d’appeler Nicole, ouvrière textile devenue célèbre en gagnant dix fois le championnat du monde de décorticage de crevettes, cette fête populaire qui a lieu chaque année depuis 2005 près de Dunkerque5. C’est elle qui, au buffet de l’édition 2018 dans la salle des fêtes de Leffrinckoucke (Nord), m’avait soufflé que les crevettes industrielles du concours étaient habituellement épluchées au Maroc. Elle nous avait donné une sorte de mandat pour aller à la rencontre de ces femmes qui font la même chose qu’elle, mais dans de tout autres conditions. « Respect à toutes ces femmes, réagit la championne. Elles ont un courage fou. Faire ça toute la journée, c’est à peine croyable. Franchement, ce que tu me dis là m’évoque la souffrance. Moi quand je décortique plusieurs heures d’affilée, j’ai mal partout, aux mains, au dos, aux articulations. Quand j’étais ouvrière, j’avais mal partout, tout le temps. Mais on a appris à ne pas se plaindre. Se plaindre, c’est entretenir la douleur. Il faut apprendre à supporter la douleur. » Comme Fatima, Nicole a travaillé dans une usine sans syndicats, dont la principale caractéristique était de jeter les ouvrières les moins productives. « À l’usine textile, je devais avoir du rendement, sinon je n’étais pas reprise. Mon patron, monsieur Fu [l’usine était possédée par une société chinoise], me donnait des objectifs très élevés mais j’y arrivais. C’est comme ça que j’ai attrapé de la vitesse dans les mains. »
Pendant des siècles, les crevettes hollandaises étaient décortiquées par les femmes et les enfants des pêcheurs de crevettes, à Zoutkamp, Urk ou Volendam, aux Pays-Bas. En 1984, une sombre affaire de retraités hollandais décédés après avoir avalé des crevettes cocktail bourrées de staphylocoques à Utrecht aurait scellé une délocalisation qui était déjà sur les rails : ce sera la ruée vers l’Europe de l’Est. Après avoir fait venir des milliers de travailleuses marocaines et tunisiennes dans le pays des polders pour décortiquer les crevettes, les industriels, à commencer par Heiploeg et Klaas Puul, les deux grosses cylindrées qui contrôlent 80 % du marché européen, ont fait le choix des anciens pays communistes pour exécuter cette tâche pénible et répétitive. C’est Hendrik Nienhuis, 85 ans, cofondateur de Heiploeg, qui nous l’avait raconté quelques semaines plus tôt dans le calme céleste de son manoir « De Batterij », à l’entrée de Zoutkamp : « Après l’interdiction du décorticage à domicile par décret royal en 1985, on a dû trouver d’autres solutions. On a donc été en Roumanie, en Pologne, en Bulgarie pour ouvrir des usines d’épluchage. Mais les ouvrières là-bas étaient trop grosses [il mime des femmes obèses avec ses bras], avec de trop gros doigts. Du coup, quand un concurrent m’a soufflé l’idée d’aller dans un pays avec beaucoup de jeunes filles avec de petits doigts, on a tous décidé d’aller au Maroc, car là-bas, il y a beaucoup de jeunes filles et elles sont de première qualité [“first class”]. Aujourd’hui, il y a au moins huit usines de décorticage au Maroc. »
Sa richesse, le « parrain du cartel de la crevette » l’a bâtie à la sueur des phalanges marocaines
Il est comme ça, Hendrik : sans retenue aucune quand il s’agit de qualifier celles qui lui ont permis de rentrer dans la liste des 1 000 Hollandais les plus riches (avec une fortune estimée entre 31 et 35 millions d’euros en 2016). Sa richesse, le « parrain du cartel de la crevette »6 l’a bâtie à la sueur des phalanges marocaines. Car dans les usines marocaines, on n’embauche que des femmes. « Je n’ai jamais vu un homme décortiquer les crevettes », s’était étranglé Nienhuis avant de lancer un petit râle : « Les femmes ont de meilleures mains pour ça, plus fines, plus précises. Les hommes, c’est… Comment dire ? Non, ça ne va pas. » Nicole résume : « Si je comprends bien, les ouvrières c’est que des femmes, et les patrons c’est que des hommes. »
À Tanger, nous finissons par raconter à Fatima ce que les crevettes qu’elles décortiquent deviennent. C’est Denis, le poissonnier de la ville frontalière de Bray-Dunes, dans les Hauts-de-France, qui nous l’avait expliqué quelques semaines plus tôt : « J’achète le kilo de crevettes décortiquées au Maroc environ 45 euros, et je le revends 65. Il n’y a plus que ça, des crevettes hollandaises épluchées au Maroc. C’est déjà monté à 100 euros le kilo, notamment à cause de la crise du Covid‑19… » Avec ses 1,50 euro par kilo, Fatima voit son travail revendu entre quarante et soixante-cinq fois plus cher. Elle nous souffle : « Je ne connaissais pas ce prix, non. Ce que ça m’inspire ? De l’injustice. »
1 Sans queue ni tête, décorticage d’une crevette grise (C-P Productions et Luna Blue film, 2023) sera diffusé sur France 3 Hauts-de-France et la RTBF courant 2023-2024.
2 Le secteur étant opaque, et les sous-traitants nombreux, il n’y a pas de source fiable à ce sujet. Certains directeurs d’usines parlent de 40 000 femmes employées selon les saisons, quand d’autres en évoquent moins de 10 000.
3 Entre 1983 et 1984, le FMI et la Banque Mondiale ont imposé au Maroc leur habituelle batterie de mesures (baisse drastique des investissements et de la main-d’œuvre publics, privatisations en masse, baisse des salaires, libéralisation de secteurs clés de l’économie, facilitation de l’installation d’entreprises occidentales) en échange de prêts pour rembourser leur « dette ».
4 Un dirham marocain équivaut actuellement à moins de dix centimes d’euros.
5 Lire « Au championnat du monde de décorticage de la crevette délocalisée », CQFD n° 168 (septembre 2018).
6 Condamné pour avoir dirigé le « cartel de la crevette » (quatre grosses entreprises de crevettes qui s’arrangeaient sur les prix et les quantités) de 2000 à 2009, Hendrik Nienhuis, cofondateur de Heiploeg, a été condamné en 2013 par la Commission européenne à une amende de 13 millions d’euros. En décembre 2022, sa procédure en appel a été rejetée.
Cet article a été publié dans
CQFD n°220 (mai 2023)
CQFD fête ses 20 ans d’existence ! Notre numéro 0 est en effet paru en avril 2003, notre numéro 1 le mois suivant… Un média indépendant qui tient deux décennies, qui plus est sur papier et toujours en kiosque, ce n’est pas si courant et on s’est dit que cela méritait d’être célébré ! Voici donc un numéro anniversaire (40 pages au lieu de 24 s’il vous plaît) avec un copieux dossier consacré à la vie trépidante du Chien rouge.
Mais on parle aussi de bien d’autres choses : depuis l’opération militaro-policière Wuambushu vue depuis Marseille (première ville comorienne du monde) à un entretien avec Lise Foisneau autour de son livre consacré aux Roms de Provence, des exploitées de la crevette au Maroc jusqu’aux victimes de crimes policiers au Sénégal en passant par les luttes pas toujours évidentes contre les barrages en Thaïlande... Et le mouvement social qui se poursuit encore et encore, évidemment ! On lâche rien !
Je veux m'abonner
Faire un don
Paru dans CQFD n°220 (mai 2023)
Par
Mis en ligne le 29.05.2023
Dans CQFD n°220 (mai 2023)
Derniers articles de Julien Brygo