Luttes aux frontières de l’Europe

À Lesbos, contre les barbelés de la mer Égée

En 2016, l’Union européenne présentait la création de camps où parquer les exilé·es comme une solution exceptionnelle, répondant à la dite « crise des réfugiés ». Pour les 40 000 personnes bloquées sur les îles orientales de la Grèce, l’exception est en fait la règle : leur mise à l’écart et le déni de leurs droits s’inscrivent dans une politique répressive de longue date. Face à elle, la lutte s’organise.
Par Laure de Châteaubourg
(Note de la rédaction) Cet article a été écrit courant février. Il décrit la situation de fond, avant les graves événements xénophobes ayant débuté à Lesbos et à d’autres points de la frontière gréco-turque à la fin du mois. Depuis, il y a aussi eu l’arrivée en Europe du coronavirus. Le 13 mars, Médecins sans frontières a demandé l’évacuation en urgence de ces camps pour éviter la propagation de l’épidémie. En lisant les lignes ci-dessous, vous comprendrez pourquoi.

Un alignement de tentes, reliées par des câbles électriques ébréchés et des fils où le linge tente de sécher entre les averses de l’hiver. À l’intérieur, sur des palettes les isolant tant bien que mal de la boue mêlée d’eaux usées, s’entassent adultes et enfants, sans chauffage ni électricité. L’effarante réalité de la « jungle » entourant le camp de Moria, à Lesbos, s’observe aussi à Samos, Chios, Leros et Kos. Depuis 2016, ces îles grecques au large de la Turquie sont devenues un rempart de plus contre les exilé·es jugé·es indésirables par l’Union européenne (UE). Demandeurs et demandeuses d’asile se retrouvent ainsi parqué·es dans d’intolérables espaces de relégation, contraint·es de patienter des mois, voire des années, avant de recevoir les bons papiers – ou ceux qui les condamneront à l’expulsion.

Depuis l’été dernier, la surpopulation endémique de ces camps n’a fait que s’aggraver, entraînant une détérioration majeure des conditions de vie de leurs habitant·es, et des violations toujours plus graves de leurs droits fondamentaux. Celui de Moria a été prévu pour 3 000 personnes ; elles sont aujourd’hui plus de 20 000. Dans cet environnement étouffant, il faut faire la queue pour tout : pour la nourriture, insipide et non nutritive, pendant plus de deux heures, trois fois par jour ; pour une douche, glaciale, ou pour les toilettes, puisqu’il n’existe qu’un cabinet – insalubre – pour 250 personnes. Idem pour avoir accès aux soins de santé, à une aide juridique, à un semblant d’éducation pour les enfants, en sachant bien que l’écrasante majorité n’aura accès à rien.

« La demande d’asile, c’est comme parler à des flics »

Parmi les 7 000 enfants qui vivent ici, près de 1 500 sont « non accompagné·es » : des gamins venus seuls ou ayant perdu leur famille sur la route. Quelques centaines seulement ont pu trouver une place dans l’espace qui leur est réservé, censé être plus protégé – quoique l’un d’entre eux y ait perdu la vie l’été dernier, après l’une des nombreuses rixes qui y surviennent, inévitables dans un tel contexte. Les autres mômes survivent dans la « jungle », livré·es à eux-mêmes : « Ceux que je vois ont des plaies qui s’infectent, souffrent de malnutrition, de la gale, d’infections pulmonaires, ont perdu beaucoup de poids », énumère Elena, une infirmière irlandaise présente à Lesbos depuis le mois d’août 2019. « Plus que tout, insiste-t-elle, ils vivent dans une peur constante, à cause de ce qu’ils ont vécu, mais surtout à cause des violences permanentes dans le camp, particulièrement la nuit. » Certain·es se retrouvent en plein hiver en T-shirt, pieds nus dans des tongs, sans une tente où s’abriter ni même un sac de couchage pour dormir. Face aux critiques pointant cette situation inquiétante, les autorités grecques ont trouvé une parade : les faire disparaître en tant qu’enfants. À leur arrivée, nombre de mineur·es ont été illégalement enregistré·es comme adultes. C’est le cas de Mohammad Reza, venu d’Afghanistan, qui montre sur son « police paper »1 la date de naissance qui lui a été assignée : « Ils ont écrit 2001, mais moi je leur ai dit “C’est 2003, c’est 2003, j’ai 16 ans.” Ils m’ont répondu “Prouve-le alors.” »

Les pratiques illicites et arbitraires de la police et de l’administration viennent s’ajouter à la violence légale de la procédure d’asile elle-même. Après avoir attendu leur « interview » constamment repoussée à plus tard, minots et adultes sont interrogés par des agents suspicieux, prompts à voir en chacun un potentiel mystificateur. Un avocat grec raconte : « C’est difficile pour eux, parce que la demande d’asile, c’est comme parler à des flics. Du genre : “Okay, raconte-nous ça à nouveau” pour la quatrième, la cinquième fois. “C’était quoi la couleur de son manteau, il était blanc, il était noir, ou est-ce que tu nous racontes des craques  ?” »

Parallèlement, le nouveau gouvernement grec (de droite, en poste depuis juillet), a durci les procédures : réduction du délai accordé pour faire appel, prolongation de la durée d’incarcération des migrant·es considéré·es comme non éligibles à l’asile, suppression de certains critères de « vulnérabilité », dont le fait de souffrir de stress post-traumatique. Le message est clair : il s’agit de renforcer le contrôle des frontières, de généraliser l’enfermement et d’intensifier les expulsions. Les annonces en ce sens se sont multipliées, pour certaines glaçantes (remplacer les camps, dont les exilé·es sont libres de sortir dans la limite de l’île, par de nouveaux centres de détention fermés) et pour d’autres sardoniques jusqu’à l’absurde (ériger un mur flottant au milieu de la mer Égée).

« Azadi ! » (Liberté !)

Contre cette fuite en avant répressive, luttes et solidarités s’organisent. Le 16 janvier, une manifestation nocturne s’élançait pour exiger la fermeture du centre de détention situé à l’intérieur du camp de Moria. Quelques jours plus tôt, un Iranien de 31 ans s’y était donné la mort. Cela faisait plus de deux semaines qu’il s’épuisait à demander aux matons indifférents la venue d’un médecin ou d’un psychologue. Appelée pudiquement « centre de pré-renvoi », la prison de Moria n’isole pas que les débouté·es de l’asile : certains hommes venus seuls y sont jetés dès leur arrivée, leur nationalité les arrimant à une liste de « pays sûrs » indûment établie par l’État. Ainsi, les ressortissants de nombreux pays d’Afrique subsaharienne (Congolais, Camerounais, Togolais, etc.) ou du Pakistan et du Bangladesh sont de prime abord considérés comme illégitimes, leur enfermement devant permettre leur expulsion rapide. Dans la plupart des cas, cependant, ils sont libérés après quelques mois, sans explication, et renvoyés vers le camp à coups de bottes.

Croisé en tête de cortège, Daouda parle de son séjour en cellule comme d’une punition supplémentaire pour les migrants africains : « Quand un homme est enfermé pendant trois mois, qu’il doit vivre ensuite dans le camp, subir toutes ces épreuves, et qu’à la fin tu ne lui donnes pas même des papiers, qu’est-ce qu’il lui reste  ? » Il ajoute : « Nous sommes des êtres humains. »

Une phrase entendue et lue à chaque manifestation, une sentence dont l’évidence est clamée quand tout est fait pour qu’elle soit niée. Brandie à bout de bras sur des pancartes, entre les poings levés des femmes de Moria, le 30 janvier dernier, portant leurs voix, leurs colères, leurs revendications au cœur de la capitale de l’île, Mytilène. Jetée au visage hargneux des CRS grecs gazant des bébés et des enfants lors d’une manifestation, le 3 février, pour l’ouverture des frontières et la fin des expulsions. Accompagnée d’un mot, sans lequel elle n’a que peu de sens, qu’il soit exprimé en dari2, en anglais, en arabe, en français, ou dans l’une des dizaines de langues parlées dans les camps : » Azadi », « Freedom », « Houriya », « Liberté ».

Gazage, coups de matraque, rhétorique raciste : la réponse du gouvernement grec est violente, intraitable. Elle s’étend désormais aux habitant·es de Lesbos et de Chios, qui ont vu débarquer fin février des centaines de CRS, chargés de mater leur opposition à la construction de centres de détention. Mais elle s’inscrit plus généralement dans les politiques migratoires de l’UE, criminalisant les personnes empêtrées dans ses frontières meurtrières. Engins et agents de surveillance (drones, murs, camps, agents de Frontex sur les dents) répondent à des lois et des arrangements liberticides, voire criminels. Le camp de Moria va de pair avec le règlement de Dublin (qui oblige à déposer sa demande d’asile dans le premier pays européen traversé, en l’occurrence la Grèce), ainsi qu’avec l’accord conclu avec la Turquie en mars 2016, offrant à celle-ci des milliards d’euros pour surveiller ardemment ses frontières et coorganiser les expulsions.

Les camps de la mer Égée restent ce que le sociologue Marc Bernardot qualifiait dès 2008 d’ » outil central de la guerre totale faite par les États aux étrangers, lorsqu’ils sont désignés comme pauvres, déviants ou ennemis »3. Cette guerre charrie ses morts, ses naufrages, ses cauchemars ; mais face à elle, se tiennent debout, le poing en l’air, les acharné·es de la liberté.

Léna Coulon

Note de la rédaction (02/03/2020) : Pour faire pression sur l’UE dans le cadre de sa guerre contre la Syrie d’Assad, la Turquie a annoncé le 29 février qu’elle cesserait de contenir les exilé·es sur son territoire. En réaction, Frontex a envoyé des renforts à la frontière grecque pour leur bloquer le passage. Le 1er mars, une embarcation a été empêchée d’accoster à Lesbos par un groupe de fascistes. De nombreuses autres ont été repoussées illégalement vers la Turquie par des moyens violents.


1 Le document d’identification individuelle délivré à l’arrivée au camp.

2 Déclinaison du persan principalement parlée en Afghanistan.

3 Dans son livre Camps d’étrangers, éditions du Croquant.

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