Sur les îles grecques

Lesbos : une traînée de poudre qui n’en finit pas

Actes de haine, incendies criminels, refoulement de bateaux vers la Turquie, enfermement arbitraire et brutalité aveugle : ces dernières semaines, les événements dramatiques se sont succédé à une vitesse folle du côté de l’île de Lesbos, à la frontière maritime orientale de la Grèce. Passé le choc ou l’effroi, ils apparaissent pour ce qu’ils sont : une forme exacerbée du rejet systémique et de la violence que vivent, chaque jour, les exilé·es cherchant asile en Europe.
Jungle autour du camp de Mória, Lesbos, novembre 2019 / Tessa Kraan

Aux frontières, la violence première est celle de l’État – ou plutôt des États. Au cours des dernières semaines, elle s’est déployée en Grèce et ailleurs par la répression des mouvements sociaux, une dramaturgie géopolitique funeste et une violation des droits humains plus furieuse encore qu’à l’ordinaire.

Le ton était donné dès le début du mois de février. Aux protestations des demandeurs et demandeuses d’asile contre leur confinement dans l’insalubre et surpeuplé camp de Mória, sur l’île de Lesbos, le gouvernement grec répondait par du gaz lacrymogène, des coups de matraque et des arrestations. Il réaffirmait dans la foulée sa volonté de construire des centres de rétention fermés sur trois des îles où l’Union européenne (UE), depuis 2016, parque les exilé·es.

Pour cela, l’État s’est réservé le droit de saisir les terres des municipalités récalcitrantes. La recette répressive s’est étendue aux habitant·es de Chios et Lesbos, qui virent arriver en catimini des dizaines de bataillons de flics anti-émeutes. La riposte des insulaires fut immédiate : manifestations, affrontements de jour comme de nuit, grève générale. La lutte a fini par payer, quoique provisoirement : les condés ont été rappelés par Athènes et les travaux suspendus.

Manœuvres cyniques

C’est dans ce contexte explosif que le président turc Erdogan, porté par son élan militariste en Syrie, a orchestré un coup d’éclat destiné à faire pression sur l’UE : en ouvrant ses frontières et en y acheminant des milliers d’exilé·es, il pouvait être certain de déclencher la panique sur un continent où ceux-ci sont jugé·es indésirables1.

Le stratagème n’est pas nouveau. La politique d’externalisation des frontières menée par l’UE, par laquelle celle-ci délègue à des États tiers ses basses manœuvres, transforme les vies humaines en monnaie d’échange. De même, la réplique agressive du gouvernement grec ne fut qu’une prolongation, dans des proportions massives, de pratiques courantes aux frontières gréco-turques : refoulement, séquestration, coups, vols, humiliations à l’encontre d’hommes, de femmes et d’enfants, pris·es dans des jeux politiques cyniques d’États criminels.

Les témoignages de personnes forcées de se déshabiller à la frontière terrestre par des hommes cagoulés puis refoulées vers la Turquie apparaissent comme une forme paroxystique du dénuement auquel les exilé·es sont exposé·es dès leur entrée en Europe. Outre sa manifestation matérielle (interdiction de travailler, surveillance et confinement, dépendance vis-à-vis des autorités), ce dénuement recouvre tous les aspects personnels et sensibles des êtres, artificiellement réduit·es à l’identité de « demandeurs d’asile ».

Mais même ce statut a été retiré à celles et ceux qui sont entré•es en Grèce après le 1er mars : malgré l’illégalité de la mesure, aucune demande d’asile n’y est plus acceptée jusqu’à nouvel ordre. Désormais, les réfugié·es sont arrêté·es à leur arrivée, enfermé·es (certain·es pendant près de dix jours à l’intérieur d’un navire militaire), puis transporté·es vers des centres de détention.

Impunité des groupes fascistes

La violence qui suit celle de l’État, car justifiée et encouragée par elle, s’exprime par les actes de haine qui ont rythmé les mois de février et mars à Lesbos. Le renfort apporté aux groupes fascistes locaux par des militants d’autres pays d’Europe – Allemands, Français, Irlandais – fut permis par l’impunité dont jouissent leurs exactions. Des bandes d’hommes armés de barres de fer purent contrôler et intimider réfugié·es et bénévoles pendant plusieurs semaines sans que les flics ne bronchent.

L’apogée de la violence fasciste eut lieu le jour même où le gouvernement grec annonça son refus d’accepter de nouvelles demandes d’asile. Sept voitures transportant des médecins, des infirmiers et des infirmières bénévoles furent attaquées et leurs vitres brisées. Dans la soirée, un camp désaffecté, qui avait accueilli jusqu’à janvier dernier des migrant·es après leur traversée en mer, fut incendié.

Le dimanche 1er mars encore, des dizaines de citoyen·nes repoussaient à coups de pied et d’insultes une embarcation charriant hommes, femmes, enfants et bébés. Cette insoutenable scène est à l’image de ce qui s’est déroulé au large des îles de la mer Égée, où les gardes-côtes helléniques et ceux de l’agence européenne Frontex ont attaqué ou laissé à la dérive des personnes en détresse2. En définitive, les discours et les gestes des chargé·es de l’ordre (flics, politicien·nes, fonctionnaires…) légitiment et attisent les flambées de haine. Une des dernières en date – l’incendie criminel d’une école autogérée par des réfugié·es, le 7 mars – est sans équivoque – tout comme le nom de l’établissement calciné : « École de la Paix ».

Avec les cendres, les tensions sont retombées à Lesbos. Les mesures prises par le gouvernement grec pour limiter la propagation du virus Covid-19 ont vidé les rues. Les allées du camp de Mória sont, elles, plus bondées que jamais. Depuis le 17 mars, plus personne n’est autorisé à en quitter l’enceinte. Les fameux « gestes barrières » promus à travers le continent y sont irréalisables. Se laver les mains, quand il n’existe qu’un robinet d’eau courante pour 1 300 personnes ? Pratiquer la distanciation sociale, là où 20 000 personnes cohabitent dans (et aux abords) d’un espace conçu pour 3 000 ? Rien n’est prévu en cas de propagation du virus à Mória, ou dans les autres camps de la mer Égée.

La plupart des ONG ont quitté l’île de Lesbos. Seule une poignée de médecins, d’infirmiers et d’infirmières alertent, au côté des habitant·es des camps, sur l’urgence qui se joue aux frontières. Leurs appels restent, pour le moment, lettre morte.

Léna Coulon

1 Lire « Réfugiés syriens : non, il n’est pas encore temps de rentrer », dans ce même n°186 de CQFD (avril 2020).

2 Lire « En mer Égée : “Le bateau a un trou mais les gardes-côtes ne nous aident pas” », article publié dans ce même numéro 186 de CQFD (avril 2020).

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