Cap sur l’utopie
Vivre te soit bonheur !
« Faire pièce à l’idéologie mortifère qui gouverne le monde », selon la formule de Serge Latouche, c’est l’objectif jojo de quelques livres récents.
À commencer par l’anthologie roborante du professeur Latouche dont on a déjà pas mal causé dans les médias alternatifs. Mais ce qui n’a guère été souligné à son propos, c’est qu’à côté des utopistes attendus (les Fourier, les Bookchin, les Debord, les Giono, les Kropotkine…) ou des visionnaires renommés (Bataille, Tagore, Baudrillard, Pasolini, Bernanos ou la truculente Françoise d’Eaubonne) qu’on y retrouve tout naturellement, le florilège des éditions Le Passager clandestin nous fait également découvrir quelques chevaucheurs de comètes complètement inconnus.
Qu’il s’agisse du scientifique ukrainien Sergueï Podolinsky (1850-1891) qui tenta vainement de sensibiliser à la critique écologique Marx et Engels qui ne voyaient pas du tout comment intégrer la nature (soit « une solidarité biologique » réelle) « dans le dispositif marxiste fondé sur la valeur-travail, base de la théorie de la plus-value ».
Ou comme l’expert soviétique en économie paysanne Alexander Chayanov qui fut fusillé en 1937 par le NKVD pour avoir essayé d’expérimenter pendant la collectivisation stalinienne un véritable socialisme agrarien ne recourant pas au salariat. Ou comme le philosophe norvégien Arne Næss (1912-2009), fer de lance de la Deep Ecology, qui considérait sans rire qu’il était temps de créer de « nouveaux genres d’arbres capables de fleurir sous les pluies acides ».
Ou comme le docteur en théologie espagnol Raimon Panikkar (1918-2010) en appelant à une République universelle anthropocosmique sans gouvernement ni contrôle ni police mondiale.
Ou encore l’amusant pamphlétaire iranien Majid Rahnema (1924-2015) expliquant youpitamment à la La Boétie pourquoi « tant de pauvres acculés à la misère revendiquent un droit à ce qui les écrase ». C’est ce même Rahnema obsédé par les utopies concrètes qui met en avant un proverbe africain secouant : « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse glorifieront toujours les chasseurs. »
Réédité dans une nouvelle traduction tout à fait au poil par les éditions Parenthèses, le classique de l’historien réfractaire US Lewis Mumford Technique et civilisation (1934) reste une machine de guerre impitoyable (quoique quelquefois ambiguë) contre le productivisme capitaliste, le complexe militaro-industriel, les gluants financiers.
Sous le titre Vivre te soit bonheur !, dans la collection Folio Sagesses, v’là un extrait on ne peut plus jouissif des Cent un quatrains de libre pensée d’Omar Khayyâm (1048-1131) dans lequel le poète astronome persan se gaudit des ascétiques docteurs de l’Islam (« Jette par-dessus bord prières et ramadan ») avec son art d’être paf explosant tabous et limites.
Mieux vaut peut-être continuer à se rincer la dalle pour se farcir la très très austère histoire détaillée de L’Économie sociale et solidaire (Points) par le chercheur au CNRSCnam Jean-Louis Laville qui ambitionne ici de nous aider à nous « réapproprier le patrimoine associationniste ». À boire, tenancier, c’est l’heure de recharger nos brouettes à gueule.
Cet article a été publié dans
CQFD n°148 (novembre 2016)
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Paru dans CQFD n°148 (novembre 2016)
Dans la rubrique Cap sur l’utopie !
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Mis en ligne le 03.08.2019
Dans CQFD n°148 (novembre 2016)
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