Cap sur l’utopie
« La révolution est magnifique, le reste est foutaise » (Rosa Luxemburg)
Considérée par la philosophe Weil comme son grand-œuvre, une analyse implacable de la subordination du travailleur au capital, débouchant sur l’idée que l’esclavage se niche dans le travail lui-même, « dans la manière, poursuit le commentateur du livre Robert Chenavier, dont se succèdent les gestes d’un travailleur qui n’est pas maître de leur enchaînement, ni du temps, ni du rythme de son activité ». Dès lors « l’instant décisif quant à l’asservissement du travailleur n’est plus celui où, sur le marché du travail, l’ouvrier vend son temps au patron mais celui où, à peine le seuil de l’usine franchi, il est happé par l’entreprise ». D’où l’une des contradictions clés de Marx, qui ne peut jamais expliquer pourquoi les forces productives tendraient à s’accroître « providentiellement » puisqu’il est empêtré, pour sa part, jusqu’au kiki, dans sa propre providence providentielle : la croyance mystique en la mission historique du prolétariat. Mais Simone Weil n’en reste pas là dans son repérage des « niaiseries » marxiennes. Elle accuse l’idéologue allemand d’adopter puérilement pour le déchiffrement de l’histoire humaine le principe de Lamarck selon lequel « la fonction crée l’organe » et selon lequel, corollairement, le cou de la girafe se serait allongé tellement l’animal aurait essayé de manger des bananes. Puis, après avoir cloué au pilori la religiosité du matérialisme pas très dialectique de Marx et son lamarckisme candide, la polémiste s’amuse à retourner contre Marx des critiques que celui-ci adressait à Hegel. On comprend qu’avec ses raisonnement sagaces et doctement documentés, Simone Weil n’a jamais cessé de porter sur les nerfs des marxistes rigoristes.
Un recueil fort bien foutu de missives cinglantes qu’expédia la cofondatrice du Parti communiste d’Allemagne :
– entre 1895 et 1905, à l’agitateur lituanien juif polonais Leo Jogiches à qui elle reproche son autoritarisme rêche ;
– à son amie la poétesse socialiste néerlandaise Henriette Roland Holst à qui elle confie son vif intérêt pour les mouvements conseillistes insurrectionnels hollandais prenant de plus en plus d’ampleur et aimantés, entre autres, par les agitateurs antibureaucratiques Herman Gorter et Anton Pannekoek ;
– entre 1906 et 1914, aux leaders sociaux-démocrates Karl et Luise Kautsky à qui elle transmet son enthousiasme pour quelques innovations à l’intérieur du mouvement ouvrier : le versement par les travailleurs actifs d’une semaine de leur salaire aux chômeurs, le refus catégorique par les prolos du moindre licenciement, la création spontanée dans les usines de comités décidant de toutes les conditions de travail ;
– à la fameuse meneuse révolutionnaire Clara Zetkin face à laquelle elle reconnaît que « la grande masse des camarades » en a marre du parlementarisme ;
– entre 1914 et 1918, au militant socialiste suisse Karl Moor à qui elle fait part de sa crainte de voir le parti de la révolte de plus en plus gangrené par le national-patriotisme et l’opportunisme ;
– à sa confidente Mathilde Jacob à qui elle apprend que, sur la dalle de son tombeau, on ne devra lire que deux syllabes : « Zwi-zwi », en hommage aux mésanges charbonnières qui annoncent la venue du printemps rouge.
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Cet article a été publié dans
CQFD n°214 (novembre 2022)
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Paru dans CQFD n°214 (novembre 2022)
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Mis en ligne le 11.11.2022
Dans CQFD n°214 (novembre 2022)
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