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Les temps sont durs pour les putes. Nous sommes nombreux et nombreuses à partager le constat : les bons clients se font rares, et nous avons des taux d’annulation record. Les fantasmeurs sont légion et là, face à la dèche, beaucoup d’entre nous prennent le risque de se déplacer sans certitude [1], quitte à se retrouver le bec dans l’eau. Quand le seul client qui se présente en un mois te demande de baisser tes tarifs, il est probable que tu y réfléchisses à deux fois avant de refuser. S’il insiste pour que tu le suces sans capote, tu croiseras peut-être les doigts pour qu’il n’ait pas l’hépatite B, avant de faire ton travail. Parce que tu ne peux vraiment pas te permettre un troisième retard de loyer, et même si tu le soupçonnes d’être potentiellement dangereux, tu t’armeras de courage et tu te surprendras à supplier l’univers qu’il ne t’arrive pas des bricoles. Et s’il ne t’entend pas, tant pis. Tu rajouteras des cicatrices à toutes celles que le patriarcat et la culture du viol t’ont déjà infligées, tu iras t’enfouir sous ta couette en essayant d’oublier et tenter de te réjouir du fait que tu aies une fois de plus évité le pire.
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La dèche te fait revoir tes exigences à la baisse. Difficile de maintenir le cap, même quand tu t’es engagé·e dans ce taf avec des bases solides et une bonne dose de confiance en toi. Tu sais qu’au moindre refus, à la moindre rebuffade, la loi du marché te recale en bas de la liste : y s’en fout le Jean-Mich, il a l’embarras du choix sur les réseaux. Alors tu hésites à les envoyer chier comme d’habitude, quand ils ne prennent même pas la peine de lire ton annonce en entier avant de dégainer leur téléphone, quand ils te parlent mal, quand ils t’appellent dix fois pour te poser une question à la con, quand ils te prennent la tête 45 minutes pour te décrire leurs fantasmes alors que tu sais pertinemment qu’il y a neuf chances sur dix pour que ce type n’ait pas la moindre intention de te payer un jour pour les vivre en direct. « Oui Monsieur, bien sûr, je peux en une heure vous baiser, vous sucer, vous pisser dessus et vous bander les yeux, tout ça après avoir traversé la moitié de la ville en mini-jupe et porte-jarretelles, au mépris des dangers, pour votre seul plaisir de mâle dominant qui n’a rien compris au BDSM [2]. Et j’imagine qu’en sus, vous voudriez pouvoir jouir autant de fois que vous le désirez ? » Crétin. Y’a que dans tes rêves que tu peux rebander à la minute.
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Grâce à la puterie, j’avais pour la première fois de ma vie pu faire des économies. Aujourd’hui, c’est sur ces réserves que je vis, parce que c’est pas mon RSA qui me permettrait d’assumer les frais de la vie quotidienne. C’est pas mon RSA qui suffirait à payer les goûters, le renouvellement complet de la garde-robe parce qu’un môme ça pousse même quand y’a pas les thunes, l’abonnement pour les transports, pour le sport, la cantine, le périscolaire, et le baby-sitting le seul soir de la semaine où j’ai décidé que, coûte que coûte, j’irai boxer.
Le liquide s’enfuit à une vitesse alarmante. Mais pour le moment, je tiens bon. Je préfère sauter un repas par jour plutôt que de leur donner ce qu’ils veulent. Tant que j’en ai les moyens, je ne négocierai pas. Bordel, j’en aurais pleuré le jour où ce couple a finalement renoncé à me booker parce que « pour Madame, c’est vraiment important les baisers sur la bouche ». Trois heures de prestation, 800 balles, tu parles que j’ai mangé mes dents. Mais je m’accroche : je sais que le cul régit le monde et que le travail du sexe a encore de beaux jours devant lui. Je sais que je propose des services de qualité, et qu’il faut que je tienne le temps de former un réseau de clients fiables et respectueux qui me cherchent probablement autant que je les attends. Je sais que viendra le jour où le détestable connard avec qui j’ai commis l’impardonnable erreur de mettre un enfant au monde sera forcé de respecter un planning de garde. Ce qui me permettra, enfin, de pouvoir bosser en-dehors des horaires d’école, les seuls dont je dispose pour le moment.
À toutes celles et ceux qui sont déjà au pied du mur : force et amour les collègues. Vivement une Internationale du (lumpen) prolétariat du cul, qu’on s’organise pour botter celui du capitalisme.
[/Yzé Voluptée/]
* Expression courante qui vient de l’arabe et qui signifie : c’est la galère.
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Précédentes « Putain de chroniques » :
#1 : « Je ne suis pas la pute que vous croyez »
#2 : « Sale pute ! »
#3 : « Hommage à nos clandestinités »
#4 : Thérapute
#5 : Pornoscopie
#6 : Si même les féministes
#7 : Aimer une putain
#8 : Not all men
#9 : Entre mes lignes
#10 : Retourner au charbon
#11 : Le hentai, ou l’art de la démesure