Putain de chronique #10
Retourner au charbon
C’est la fin de l’été. La rentrée approche. Je n’ai pas taffé depuis le mois de juin et, comme toujours à l’idée de reprendre, j’angoisse un peu.
Il faut dire que j’ai déménagé. Une nouvelle ville, ça veut dire chercher de nouveaux clients. Je déteste me vendre.
On est tellement sur le marché ici, plusieurs centaines sur les sites d’escorts où j’ai l’habitude de travailler. Avant de déménager, j’avais la chance de m’être constitué un cercle de réguliers avec qui le boulot était intéressant, et que je voyais assez fréquemment pour ne pas devoir compter sur de nouvelles rencontres. Là, il va falloir tout reprendre à zéro.
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La flemme de tous ces types qui vont sauter sur l’occasion de harceler une nouvelle arrivante 1. Les nouvelles annonces, ça attire les connards. Un concentré de masculinité toxique, déconcertante de médiocrité. Tout un tas de fantasmeurs qui posent des milliards de questions mais n’ont pas tellement l’intention de devenir un jour pour de vrai des clients. Certains sont pourtant assez bons pour me faire douter. Après tout, je considère que ça fait partie de mon taf de fournir des garanties de professionnalisme, surtout dans le cadre d’un service aussi onéreux. Pour 250 euros de l’heure, autant s’assurer que je suis la pute qui te convient. Moi aussi, quand je cherche un thérapeute, je veux entendre sa voix, et je scrute son profil à la recherche de signes qui me mettraient la puce à l’oreille. Mais je n’abuse pas de son temps. Je n’attends pas qu’on réponde à des dizaines de SMS, qu’on passe 45 minutes avec moi au téléphone, qu’on me donne un avant-goût gratuitement. Je me fie à mon intuition, je prends le risque de payer pour un service qui ne me convient pas. C’est incroyable comme le simple fait de se poser en client potentiel leur fait croire qu’ils ont des droits sur mon temps. Pour moi, c’est un truc de mec cis 2 ça. Je veux, j’exige, j’ordonne. Ça ne leur viendrait même pas à l’esprit que j’ai autre chose à faire que de les attendre étendue sur mon lit en déshabillé de soie.
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Mais ce n’est pas le pire dans les nouvelles rencontres. Derrière chaque numéro inconnu peut se cacher un type qui espère déceler dans ma voix ce qu’il prendra pour un signe de faiblesse. M’identifier comme une potentielle victime avec laquelle on pourrait négocier, voire pire, ne pas payer ; voire pire, se servir. Certains manquent tellement de finesse qu’avec l’expérience je les repère rapidement. Ceux qui m’insultent à la première limite que je pose, qui ne supportent pas la moindre contrariété. Ceux qui me disent texto que je n’ai rien à demander parce qu’une pute ça se baise salement et sans respect. Juste parce que je leur ai rappelé que la moindre des choses c’était de dire bonjour, avant de demander si je fais de l’anal.
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Mais l’expérience ne suffit pas à se protéger. Il y a quelques mois, j’ai dû mettre un type à la porte parce qu’il a débarqué avec moins de la moitié du prix. Il était grand, il avait des yeux rouges de gros fumeur de joints, il pesait le double de mon poids. J’ai eu beaucoup de chance. Je ne sais pas de quoi il aurait été capable si j’avais accepté de lui faire une séance moins longue pour le montant qu’il proposait. Ça m’a traversé l’esprit. Mais j’ai choisi de lui dire de remettre ce pantalon qui n’avait rien à foutre par terre alors qu’on ne s’était même pas présentés, qu’il garde sa thune, et qu’il se casse. Pendant les quinze ou vingt minutes qu’il m’a fallu pour le faire sortir, il me répétait qu’il ne comprenait pas pourquoi je le prenais mal. « Une pute c’est pas fait pour le respect, une pute ça accepte l’argent. C’est bien ce que je te donne. » Vingt minutes interminables pendant lesquelles je passais en revue mes options : appeler le voisinage à la rescousse, c’était risquer que le copain qui me prête son appart’ finisse inculpé pour proxénétisme. Le couloir est étroit, s’il faut se battre on va faire des dégâts et le tapage risque d’attirer les voisins. Mon seul avantage, c’était que le pétard l’avait ramolli. Mais à part l’assommer et le traîner jusqu’à l’ascenseur, ce qui n’est ni simple ni discret, je ne voyais pas comment obliger ce type à partir
J’ai serré les dents jusqu’à ce qu’il s’en aille. J’ai eu très peur qu’il revienne les jours d’après. Je n’ose plus aller travailler chez ce copain qui me prêtait si gentiment son appartement. Heureusement, dès le lendemain, j’ai remis le pied à l’étrier chez un de mes habitués.
Je ne peux pas me permettre d’être traumatisée.
Courage à toutes et à tous pour la rentrée !
Précédentes "Putain de chroniques" :
#1 : « Je ne suis pas la pute que vous croyez »
#2 : « Sale pute ! »
#3 : « Hommage à nos clandestinités »
#4 : Thérapute
#5 : Pornoscopie
#6 : Si même les féministes
#7 : Aimer une putain
#8 : Not all men
#9 : Entre mes lignes
1 Il paraîtrait qu’il me faudrait choisir entre féminin et masculin. Je réponds que je suis les deux et que ça change chaque jour.
2 Qui se reconnaît dans le genre qu’on lui a attribué à la naissance. Dans le lexique féministe, souvent synonyme d’égoïste, narcissique, violent, grossier, bruyant, misogyne, et j’en passe.
Cet article a été publié dans
CQFD n°212 (septembre 2022)
Dans ce numéro de rentrée, un dossier les néo-ruraux et le militantisme à la campagne. Mais aussi : une analyse de la flippante offensive des lobbies du nucléaire, des morts de violences policières, un reportage dans l’ouest de l’Espagne où des habitants luttent contre un projet de mine de lithium...
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Paru dans CQFD n°212 (septembre 2022)
Dans la rubrique Putain de chronique
Par
Illustré par Nijelle Botainne
Mis en ligne le 30.09.2022
Dans CQFD n°212 (septembre 2022)
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