Boat people

Une vigie sur la Méditerranée

Lancé par Watch the Med (WTM), réseau transnational d’activistes et de migrants ancré sur les deux rives de la Méditerranée, Alarm phone est un numéro d’alerte fonctionnant 24h/24 pour faciliter le sauvetage de clandestins perdus en mer. Newroz, jeune Kurde partie prenante de l’aventure, nous raconte sa propre histoire, ses motivations et la mise en place de ce dispositif de solidarité hors norme.

Fin octobre 2014, des garde-côtes grecs ont saboté le moteur, crevé la coque et abandonné à la dérive un bateau chargé de trente-trois réfugiés syriens. Prévenus par téléphone, les garde-frontières turcs ont pu leur porter secours à temps. Alarm phone se veut une arme contre cette « guerre aux migrants ».

Par Emilie Seto.

« C’est mon histoire personnelle qui m’a poussée à m’impliquer, clarifie Newroz derrière l’écran. Je suis arrivée sur la côte italienne à l’âge de douze ans, à bord d’un bateau parti de Turquie. Nous étions 700 passagers à bord, la traversée a duré huit jours, dont les deux derniers sans eau ni nourriture. Nous avons débarqué en plein midi sur la plage d’une station balnéaire. Un hélicoptère tournait autour de nos têtes, la police nous attendait sur le rivage. Drôle de comité d’accueil ! Nous avons été envoyés dans un camp. Pendant un mois, nous avons vécu derrière des barbelés, logés dans des caravanes, avant d’être dispersés en Europe. » Newroz a aujourd’hui vingt-cinq ans et vit en Allemagne. Elle participe à Alarm Phone, un numéro d’urgence destiné à recevoir les appels des boat-people en perdition. Avec Christine, qui traduit, nous lui parlons par Skype. « C’est la première fois que je raconte mon histoire. Je le fais parce que je crois qu’il est important de communiquer autour de ce projet. » Elle jette un regard vers sa mère, assise derrière elle, le foulard noué autour de sa tête. « Je fais des veilles nocturnes une ou deux fois par semaine, par tranches de huit heures. Début octobre, nous avons effectué plusieurs appels test. Puis les premiers appels réels sont arrivés, la plupart de façon indirecte, à travers des amis de migrants en détresse, ou de ce prêtre érythréen basé en Suisse qui les rediffuse aux autorités concernées et aux réseaux militants. » Dans les pays de départ, les associations participantes se chargent de diffuser le numéro d’urgence auprès des migrants candidats à la traversée. « Si les migrants disposent à bord d’un GPS et d’un téléphone satellitaire, ils peuvent nous indiquer leur situation. À partir de là, nous consultons le site d’un réseau professionnel auquel nous nous sommes abonnés et qui te donne en temps réel la position des navires qui croisent à proximité, pour pouvoir les contacter et leur demander de porter secours aux naufragés. Nous n’avons pas de flotte à notre disposition, nous ne pouvons que servir de relais, ainsi que soutenir psychologiquement les désespérés en attente de secours. »

Alarm phone a été lancé le 14 octobre 2014. « Quand le téléphone sonne, il y a montée d’adrénaline. Nous essayons de mettre en place des équipes avec des personnes complémentaires. Il est important d’être vif et lucide dans sa réaction, et puis de maîtriser plusieurs langues, ou d’être en contact avec des traducteurs. Il faut aussi avoir de l’aplomb pour passer des coups de fil aux autorités, qui ne te reçoivent pas toujours bien… » La première intervention directe d’Alarm phone a eu lieu le 14 novembre 2014. « Un bateau avec 200 migrants à bord était sur le point de chavirer au large des côtes libyennes. Le père Mussie Zerai les a mis en contact avec nous. Moteur en panne, voie d’eau, une femme morte à bord, une autre en train d’accoucher d’un bébé mort-né. » Alertée, la marine a ramené les survivants en Italie.

« Ce n’est pas du fonctionnariat, on fait ça avec le cœur. Ce n’est pas “je fais mes huit heures et après je n’y pense plus”. Il faut se documenter sur les zones sensibles, la mer Égée, le détroit de Sicile, le détroit de Gibraltar, les courants marins, la distance d’une côte à une autre, la densité du trafic maritime… C’est passionnant, et on ne peut pas faire ça comme un passe-temps, des vies humaines sont en jeu  ! » Des équipes se constituent dans plusieurs pays européens, nord-africains, ainsi qu’en Turquie. « Pour les veilles, un binôme entre Italie et Libye, par exemple, n’est pas essentiel. La confiance en ton partenaire, c’est plus important que l’endroit où tu es assis. Il est important de ne pas partir en panique, de garder la tête froide. Il faut aussi se préparer à ne pas tomber en dépression si on échoue de façon dramatique… C’est fort, et très émouvant, de mettre en lien ceux qui sont en danger et ceux qui peuvent leur venir en aide. »

L’opération italienne Mare Nostrum, qui visait à limiter les dégâts après la tragédie de Lampedusa du 3 octobre 2013, quand 366 migrants périrent noyés, a été suspendue. Frontex et son opération Triton ont pris la relève. Cette agence européenne à caractère paramilitaire est soupçonnée d’avoir une volonté de refouler et laisser mourir. « L’Europe fait la guerre à un ennemi qu’elle s’est inventé », ont déclaré des ONG pour dénoncer cette mortelle dynamique, que Claire Rodier documente fort bien dans son livre Xénophobie business1.

« Si on compare nos maigres moyens avec ceux de Frontex, qui traite les migrants en ennemis, c’est peanuts. Mais nous avons la possibilité de dénoncer publiquement leurs agissements. Nous leur faisons savoir que ces gens ne sont plus seuls, qu’ils ne vont pas disparaître corps et âmes sans que personne ne le sache, comme cela arrive trop souvent. » N’est-il pas à craindre, dans la logique de criminalisation des soutiens aux clandestins, que les autorités accusent les activistes de WTM d’être les idiots utiles des réseaux de passeurs ? « Oui, on peut imaginer que ces porcs tentent un jour de nous présenter comme collaborant de fait avec les “mafias”. Ils accusent bien les pêcheurs et autres sauveteurs spontanés d’être des trafiquants d’êtres humains  ! Pour moi, les passeurs, même s’ils ne sont pas des anges, sont avant tout des “assistants à la fuite”. »

En un seul jour, le samedi 24 décembre, les garde-côtes italiens ont récupéré 1 300 migrants en mer en quatre opérations de la marine nationale. Selon les chiffres du gouvernement de Rome, 167 462 personnes auraient atteint les côtes italiennes en 2014. Deux fois plus qu’en 2013. Combien ont disparu en mer ? En 2013, 700 morts ont été recensés en Méditerranée par l’Office international des migrations (OIM). En 2014, 3 0002. Combien sont morts sans laisser de traces ?3.

Fin 2014, en l’espace de deux mois, douze interventions ont eu lieu à la suite d’appels à l’aide répercutés par Alarm phone, avec différents niveaux de détresse et d’abus contre les droits humains. Le 5 décembre 2014, l’association Caminando fronteras, membre de WTM, alerte les sauveteurs espagnols de la dérive d’un zodiac chargé de cinquante-sept personnes au large d’Almería. Les secours ont réussi à ramener vingt-neuf survivants. Huit des neuf enfants présents à bord étaient déjà décédés à leur arrivée. « Nous ne pouvons pas abandonner nos frères et sœurs seuls face à l’hypocrisie d’une Europe qui les attire tout en les repoussant », conclut Newroz d’une voix claire.

L’initiative Alarm Phone vient de personnes participant à WTM dans le cadre du réseau boats4people, et qui en avaient assez de compter les morts et de dénoncer en vain. À la demande de migrant-e-s, des équipes de différents pays ont bossé pendant un an pour tout mettre en place. Le dispositif manque encore de bras (ou plutôt d’oreilles  !) pour les veilles téléphoniques. Avis aux amateur-e-s. wtm-alarm-phone@antira.info.


1 La Découverte, 2012.

2 Et depuis ce début d’année 2015, une série noire de naufrages en Méditerranée a emporté des centaines de vie. (Note du webmaster.)

3 « Qu’est-ce que 160 000 migrants frappant à la porte de l’Europe qui compte 500 millions d’habitants comparé au Liban, petit pays généreux de 4,5 millions d’habitants, qui donne asile à un million de réfugiés syriens ? » Tribune de William L. Swing, directeur général de l’OIM, dans Le Monde du 16/12/2014.

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