Urbanisme

« Un délire de puissance d’Erdogan »

Jean-François Pérouse vit depuis plus de 13 ans sur les rives du Bosphore, où il est directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (Ifea) et de l’Observatoire urbain d’Istanbul. Il décortique pour CQFD la politique d’urbanisme sévissant dans cette ville…

CQFD : Quels étaient les projets des pouvoirs publics pour le parc Gezi ?

Jean-François Pérouse : En lieu et place du parc, d’où est partie la contestation, le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan prévoyait de reconstruire une caserne ottomane détruite en 1940 et d’installer un centre commercial. La place Taksim est un symbole de la République, avec le Cumhuriyet AnItI – monument construit en 1928 pour commémorer la création de la République turque – et le Centre culturel Atatürk, en passe d’être entièrement restructuré. Taksim est un quartier européen, de minorités, de « débauche ». Ce projet de caserne, couplé à celui d’une nouvelle mosquée à proximité de la place, est une façon de rendre ce lieu plus conforme à l’ordre moral du Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan.

Morgan Fache/Collectif Item

Cette politique se retrouve-t-elle ailleurs à Istanbul ?

Oui. Plus généralement, nous sommes face à une volonté de réécrire l’histoire de la ville à travers son aménagement. Il existe plus de deux cents projets de reconstruction de bâtiments ayant existé à l’époque ottomane, bâtiments le plus souvent à caractère religieux. Par exemple, l’AKP prévoit de reconstruire une école coranique du XIXe siècle à proximité de l’édifice Sainte-Sophie. Il s’agit là encore de revoir les équilibres symboliques.

Ces projets d’aménagement sont d’ordre politique, mais jouent-ils un rôle économique ?

Effectivement, ce retour sur l’histoire ottomane peut avoir un effet sur le monde musulman, et inciter des pays comme l’Arabie Saoudite ou le Qatar à investir ici et à davantage envoyer leurs touristes.

Istanbul subit-elle d’autres projets d’aménagement pensés pour garantir son attractivité et son développement économique ?

Les autres grands projets de rénovation urbaine rentrent plus classiquement dans le cadre de la normalisation internationale, de la compétition entre les grandes métropoles pour attirer matière grise et capitaux. La promotion internationale d’Istanbul semble liée à un délire de puissance du Premier ministre Erdogan, qui joue sur une différence de vitalité : ici, nous sommes beaucoup moins touchés par la crise que les grandes capitales européennes. Le gouvernement a autorisé la construction d’un troisième pont routier et ferroviaire au nord du Bosphore, qui va engendrer la destruction de forêts formant l’un des poumons de la métropole. Par ailleurs, les études relatives au tracé d’un canal parallèle au Bosphore sont lancées. Ce projet est justifié par la navigation internationale sur le détroit, qui constituerait un danger pour Istanbul. Mais un canal permettrait surtout de faire payer le passage. Enfin est prévue la construction d’un troisième aéroport dans le nord de la ville, près de la mer Noire, alors que les aéroports Atatürk, sur la rive européenne, et Sabiha Gokcen, à l’Est, ne sont pas saturés. Cela donnera du travail à de grandes entreprises du bâtiment, dont certaines sont liées à l’AKP.

Morgan Fache/Collectif Item

Les classes populaires subissent-elles aussi cette politique d’aménagement ?

Depuis quelques années déjà, Tarlabasi, un quartier proche de la place Taksim abritant nombre de Roms, Africains, Kurdes, subit de profondes transformations. Globalement, il s’agit de donner aux groupes sociaux qui le méritent les spots les mieux exposés, autour de la Corne d’Or et du Bosphore. Les hauteurs de la rive asiatique, dans les quartiers tels que Kartal et Kadikoy, sont concernées. Les pouvoirs publics « nettoient » – en utilisant l’alibi du risque sismique permettant de développer une politique urbaine en urgence – pour fabriquer des quartiers ottomans turcs de classe moyenne. Mais il y a des réactions. Le 9 juin a eu lieu une manifestation des quartiers en lutte contre la transformation urbaine, et ils ont tenté de faire le lien avec le mouvement de Gezi. Mais ce n’est pas tout à fait le même monde. Dans ces quartiers populaires, la principale préoccupation reste de trouver de quoi finir le mois.

Propos recueillis par François Maliet le jeudi 20 juin.

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