La sale guerre d’Erdogan.
Turquie : « Il existe une triste chaîne de violences d’État depuis 1915 »
CQFD : On a l’impression d’une vraie coupure entre les régions kurdes du sud-est et le reste du pays ; y a-t-il encore des passerelles entre une gauche non nationaliste et le mouvement kurde ? Comment l’opinion publique turque est-elle travaillée pour accepter l’offensive d’Erdogan contre les Kurdes ?
Étienne Copeaux : De telles passerelles existent surtout dans les milieux intellectuels et « branchés » des grandes villes et le milieu étudiant. Ce qui se passe dans certaines universités qui ont toujours été à la pointe peut constituer un indicateur. À Istanbul, l’empathie pour le mouvement kurde se manifeste depuis 2010-2011 surtout, soit depuis l’époque où toute illusion sur la sincérité des avancées d’Erdogan en matière de démocratie s’est envolée. C’est l’époque d’une nouvelle chasse aux sorcières, d’une vague répressive impitoyable contre les journalistes et intellectuels démocrates, en particulier ceux et celles qui soutenaient la cause kurde – c’est-à-dire la cause de la démocratie. En effet, il était devenu évident pour beaucoup que la démocratie ne pouvait progresser que si la « question kurde » trouvait une solution autre que militaire, sous forme d’appui aux partis pro-kurdes successifs, aujourd’hui le HDP.
Il existe des icônes d’intellectuels qui soutiennent ce point de vue, le plus exemplaire étant le sociologue Ismail Besikçi, emprisonné à de nombreuses reprises pour ses ouvrages sur la question kurde ; l’historienne Büsra Ersanli, emprisonnée en 2011-2012 ; sans oublier la sociologue Pinar Selek… Une figure remarquable est également Baskin Oran, politologue, qui a participé à la « délégation des intellectuels » (Akil Insanlar Heyeti) de 2013 pour la recherche d’une solution… suite à quoi il a été accusé de collaborationnisme. En ce moment circule un appel à la paix provenant d’universitaires, « Nous ne serons pas les complices silencieux de cette politique ». J’y vois l’équivalent de l’« Appel des 121 » pendant la guerre d’Algérie.
Il y a aussi une sorte d’osmose entre les divers mouvements sociaux – ceux, en particulier qui se sont exprimés à Gezi – , qui s’était concrétisée à la manifestation d’Ankara du 10 octobre 2015, où s’est produit l’attentat meurtrier que l’on sait (au moins 102 morts) où la plupart des victimes sont des ouvriers, des syndicalistes, des enseignants, des étudiants. Il a fallu malheureusement un événement comme l’attentat d’Ankara pour révéler cette osmose au yeux du public. Qu’en est-il du reste de la population ? L’opinion turque est travaillée par l’éducation et les médias. Concernant l’éducation, c’est un discours qui maintient les Turcs dans une fiction selon laquelle la population du pays est constituée uniquement de Turcs et que ceux qui ne se reconnaissent pas turcs sont des traîtres. Il n’y a pas si longtemps, l’État recrutait des chercheurs pour « prouver scientifiquement » que les Kurdes sont en réalité un ensemble de tribus turques.
Quant aux médias mainstream, ils applaudissent à la violence d’État perpétrée à l’Est. En décembre, le grand quotidien Sabah, par exemple, se réjouissait que le blocus des villes kurdes ait provoqué la fuite des habitants, preuve à ses yeux que la population ne soutient pas le PKK. Depuis 50 ans, un parti ultranationaliste a délivré le discours anti-kurde, ce discours de violence qui a toujours inspiré l’État. Il s’agit du MHP, le parti des Loups gris. Il a rarement fait plus de 12-13 % aux élections, mais possède une influence considérable sur la politique du gouvernement. Les crimes commis dans les villes kurdes par les forces de répression sont signés sur les murs par les symboles de ce parti. Entre les deux, la majorité silencieuse… Je pense que la plupart des Turcs considèrent que les Kurdes devraient tout simplement jouer le jeu, accepter l’assimilation et se dire Turcs. Ceux qui le pensent ne sont pas conscients que cela n’est plus possible, étant donné la violence insensée que les Kurdes subissent depuis 1925.
Alors, oui, malheureusement, je pense qu’il y a coupure. Les Kurdes eux aussi pensent le problème en termes de coupure, qu’ils appellent provisoirement autonomie. Cela me fait craindre l’émergence ou le renforcement d’un nationalisme kurde qui aurait tendance à reprendre les schèmes du nationalisme turc.
Tu as fait partie d’une délégation d’observateurs étrangers durant les élections de l’automne dernier. Qu’as-tu pu observer ?
J’ai passé trois jours à Mardin, Kiziltepe (Qosêr), Nusaybin et dans une petite ville sur la frontière, Senyut (Derbesiye), avec l’association de Solidarité France-Kurdistan. C’était court mais extrêmement riche. J’ai pu voir la force du sentiment d’appartenance au monde kurde, la solidarité très étroite avec Rojava. Je crois que le siège de Kobané a beaucoup fait dans ce sens. Les attitudes, les propos, les images et symboles, tout va dans le sens d’une future autonomie. Les dirigeants locaux kurdes tiennent fermement aux principes démocratiques qu’ils ont adoptés, et les mettent en pratique : égalité des sexes, éducation, fonctionnement de la démocratie, mise en place de structures parallèles d’administration.
Quand les Kurdes disent qu’ils sont sous occupation étrangère, ce n’est pas exagéré. Il est clair que ces gens ne peuvent pas vivre normalement sous état de siège de l’État turc. Certaines villes nous font penser à l’Algérie durant la guerre : casernes, camps retranchés de la gendarmerie, survols d’hélicoptères, rondes de blindés de la police, casemates et miradors sur les collines environnantes. Notre délégation était très encadrée par le HDP, fatalement, c’était un peu une visite guidée. Néanmoins, cela nous a fait rencontrer des militants de tous rangs, et il était intéressant de mesurer leur détermination et leur courage : tous ces gens ont fait ou feront de la prison, ils n’en ont pas peur. La plupart des vivants comptent des morts parmi leurs proches, leur famille. Il est évident que cela ne les fera pas renoncer à leur cause. Le co-maire de Senyurt nous a dit : « Nous combattrons jusqu’au dernier Kurde ».
Une autre chose m’a frappé, c’est la force de la figure d’Öcalan [le leader du PKK emprisonné]. Son portrait est en place d’honneur dans les locaux du HDP, et les références à « notre président » sont constantes. Je ne pensais pas que c’était à ce point, et cela interroge sur la marge d’autonomie du HDP par rapport au PKK.
Je me suis posé des questions sur le réel exercice de la démocratie parmi ces gens un peu sous tutelle du PKK. Nous avons parcouru un quartier « libéré », tenu par le PKK et cela ne m’a pas gonflé d’enthousiasme. J’ai l’impression que la coercition existe, au moins sous forme de surveillance mutuelle ; mais dans quelle mesure, jusqu’à quel point ? Il m’est impossible de juger.
Dans la propagande se joue une guerre des mots. L’État, la presse aux ordres et les groupes nationalistes n’hésitent pas à utiliser un « vocabulaire génocidaire » pour appuyer ce qui est officiellement une « campagne antiterroriste » : « Vous serez anéantis dans vos maisons », dit Erdogan qui parle de « nettoyer le pays » ; le journal pro-pouvoir Yeni Safak titre « Le grand ménage », etc. Est-il raisonnable de faire des parallèles avec d’autres épisodes de massacres de l’histoire turque contemporaine ?
Une idée revient avec insistance, c’est le « retour aux années 1990 », période extrêmement violente, au cours de laquelle des villes comme Lice ou Varto ont été attaquées par l’armée et partiellement détruites, où plus de 3 000 villages ont été incendiés ou rasés. Il y a eu des centaines de milliers de migrants forcés, des misères atroces auxquelles personne ne s’est intéressé, ni en Turquie ni à l’extérieur.
Bien sûr, on ne revient pas aux années 1990 : les conditions, les formes et lieux de combat sont différents. Mais l’expression exprime une très forte crainte. Les gens qui vivent dans les villes actuellement attaquées par l’État sont ceux qui ont vécu les expulsions. Voilà qu’on les empêche à nouveau de vivre une vie normale… Les jeunes qui attaquent l’armée et la police actuellement sont les enfants de ces expulsés. Ils ont la rage pour ce qu’ont vécu leurs parents.
Beaucoup d’intellectuels vont plus loin et comparent la situation à celle de la période kémaliste, du massacre des Kurdes du Dersim en 1938 (peut-être 30 000 morts) et de leur déportation. D’autres encore écrivent que la situation ressemble à celle qui prévalait juste avant le génocide des Arméniens de 1915. Bref, la Turquie vit actuellement dans une inquiétude extrême.
Le vocabulaire « génocidaire » est tout juste celui du MHP, et il est repris par Erdogan lui-même. C’est comme si les fascistes du MHP étaient au pouvoir. Chacun a en mémoire d’autres massacres commis par ce parti (Marache en 1978 : 111 alévis exterminés) et les milliers d’assassinats perpétrés. Il existe une triste chaîne de violences d’État, depuis 1915, dont la mémoire se perpétue même si le discours officiel tente de les occulter, et chaque événement violent – y compris ce que les Kurdes vivent en ce moment – semble l’écho d’un précédent. D’où l’impression de déjà-vu et le sentiment perpétuel de retourner dans le passé.
Où peut mener la stratégie d’Erdogan ?
Je ne sais pas s’il est possible de répondre. Même les motivations d’Erdogan sont mystérieuses, lui qui, au début, avait pris le taureau par les cornes et s’était attaqué aux sujets les plus tabous de la vie turque : le pouvoir de l’armée, le génocide, la question chypriote, et la question kurde.
Il semble que ni le PKK ni l’État ne recherchent plus la paix. Cela ne peut mener qu’au massacre général ou à la création d’un gouvernement autonome comme en Irak.
Mais pour que ce Kurdistan d’Irak puisse exister, il avait fallu une situation de chaos total en Irak. Erdogan cherche-t-il à réprimer si violemment que la Turquie obtiendrait une période de paix par découragement ? Le plus étrange est que je ne vois pas quel pourrait être l’intérêt du pouvoir à faire durer ou empirer la situation actuelle. On invoque la paranoïa d’Erdogan, sa volonté d’être dictateur seul au pouvoir, mais ce n’est pas suffisant.
Cet article a été publié dans
CQFD n°140 (février 2016)
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Paru dans CQFD n°140 (février 2016)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Magali Dulain, Ismail Kizil Dogan
Mis en ligne le 15.02.2016
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