« Faire » ses vacances
Tourisme et travail, deux faces d’une même médaille
Il existe des cartes du monde « à gratter ». Il est loisible, une fois qu’on a « fait » Moscou, de racler toute la Russie jusqu’à la Sibérie. La couleur métallique de la surface ainsi dégarnie laisse alors place à un décor uni. Aucun relief, aucune couleur de végétation. Le message est clair : inutile d’y revenir car ce qui est fait n’est plus à faire. Cette carte témoigne d’un rapport au voyage de type tableau de chasse.
Vadrouillant en Asie du Sud-Est, j’ai été souvent saisie par le productivisme des autres touristes dont je croisais la route. La plupart d’entre elles et eux alternaient journée de visite et de transport. Les moyens de déplacement n’étant pas spécialement rapides ni confortables dans la région, ce choix me semblait aberrant. La collectionnite touristique implique un rythme de visites intense. Que le voyage fasse deux semaines ou deux mois, le rythme est le même : c’est l’étendue de la visite qui s’élargit. Il faut maximiser l’investissement ; pour tout voir et tenter d’épuiser une destination, mieux vaut se lever tôt. C’est que les voyages, c’est du boulot, et même un sacré travail d’organisation : billets de train ou d’avion, réservations d’hôtel, arrangements avec la famille ou les copain·es qui hébergent, recherche d’activités pour découvrir ou se distraire… Tout cela demande un capital économique, social ou culturel qui n’est pas universel. Voyager est une compétence, c’est d’ailleurs pour ça que les diplômé·es glissent leurs périples lointains dans leur CV.
À l’inverse des vacances des classes intermédiaires, pour des personnes de classe populaire (et spécialement celles qui vivent dans une maison avec jardin), le non-départ peut faire l’objet d’un choix. Celles-ci apprécient un temps « ni totalement domestique, ni totalement vacancier, mais différent par les rythmes, les activités et les sociabilités plus déliés et plus choisis qui l’organisent », explique Pierre Périer dans une enquête auprès des bénéficiaires de la CAF2. Il souligne au passage que ce type de dispositions vacancières est propice à une plus grande qualité de liens familiaux.
Au plus froid de l’hiver, dans le métro parisien, la publicité d’un voyagiste montre un bébé sur une plage et invite les mamans et papas qui étaient trop occupé·es jusqu’à présent pour remarquer son existence : « Partez à la rencontre du soleil et même du petit dernier. » Une autre vend du temps libéré avec la personne qui partage déjà votre vie – à condition d’en avoir une, de vie : « Retrouvez le temps de faire crac-crac. » L’industrie du tourisme nous vend ce que nous avons déjà (des proches) mais accessibles uniquement à condition d’aller loin. Et qu’importe qu’il faille un jour revenir. La publicité d’une compagnie d’aviation low-cost mettait en scène à l’automne la genèse d’un voyage : « Je déteste mon boss. » Et après : « Je le déteste toujours mais avec un joli bronzage. »
Il est loin, le temps des pubs qui vendaient du rêve et de l’évasion. On se contentera désormais d’oublier pendant quelques jours qu’on est au service du capital. Ces représentations décomplexées s’amusent du constat (partagé avec les consommateur·ices disposant du surplus de revenu nécessaire pour voyager) qu’on ne peut pas vivre autrement et qu’on a de la chance de pouvoir s’extraire un instant de vies faites d’impuissance fataliste et de manque de temps pour élever ses enfants. Comme si mener au quotidien des vies équilibrées et riches de liens était devenu impensable.
Le sociologue et spécialiste du tourisme Rodolphe Christin le résumait dans les pages de CQFD (dossier d’été 20183) : « On entend souvent les gens dire : “Il faut que je parte en vacances sinon je vais péter un câble. J’ai besoin de me ressourcer.” Ces réflexes nous renvoient à nos conditions de vie devenues invivables. À tel point qu’on part oublier son quotidien dans des espaces produits à cet effet. Le tourisme est une industrie de la compensation : je souffre, je travaille toute l’année, donc je m’octroie ces quelques semaines de répit. » L’alcool et les drogues, légales ou non, les jeux d’argent et le développement personnel peuvent également aider à supporter le stress et la frustration ou bien offrir des parenthèses enchantées. Mais, parmi ces opiums du peuple, le tourisme (probablement en raison de son origine aristocratique4) bénéficie de l’image la plus positive, bien plus consensuelle que la biture du samedi soir.
Il y a quelques années, je faisais du tourisme ancillaire dans l’archipel des Versterålen, au nord de la Norvège. N’ayant pas beaucoup de ronds pour voyager, je préparais des petits déjeuners, faisais des lits au carré et servais des soupes de poisson (oubliant souvent la cuillère) dans une auberge, en échange d’un hébergement dans un paysage de rêve. J’y ai rencontré une Australienne d’une quarantaine d’années, en pension complète pendant une semaine. Elle vivait en colocation à Londres, travaillait jusque tard le soir, avait une vie sociale apparemment peu épanouie et ne vivait que de voyages, qu’elle collectionnait à raison de plusieurs semaines aéroportées par an, dans des destinations de rêve. « Aurores boréales au pays des Samis », j’imaginais le nom qu’une agence aurait pu donner à ce voyage, anticipé, vécu puis remémoré jusqu’au prochain, pour faire passer la pilule d’une vie qui m’a paru très triste.
Participant à une lutte contre la construction d’un centre de loisirs Center Parcs à Roybon en Isère5, Jean-Philippe Descombes et Henri Mora liaient ainsi étroitement organisation du travail et tourisme : « Le travail crée de la frustration et celle-ci s’évacue en partie par cet ersatz de réappropriation que permet le tourisme. Ce qui est vicieux, c’est qu’ayant naturalisé le fait qu’il faut vendre sa force de travail pour pouvoir accéder à ce qui nous permet de vivre, nous retournions nous soumettre à la logique de production de marchandises afin de pouvoir à nouveau se payer du “temps libre”. » Des réflexions qui donnent envie de poser le sac à dos et s’investir près de chez soi, avec voisin·es et camarades, pour construire ensemble une vie bonne de tous les jours.
Les vacances une « bulle hors du temps » ? Pas forcément, surtout si l’on est mère.
« J’ai passé toute l’année à le préparer ce voyage. » Vieux souvenir. Dans le bureau, maman s’active. Cet été : direction Canada. Elle étudie les cartes, vérifie les réservations. La veille du départ, papa travaille devant son ordinateur alors que maman fait les dernières lessives et nous aide à préparer nos affaires. Le voyage se déroule comme un tour opérateur et ma mère est aux commandes. Elle a tout anticipé : les visites, les logements, les loisirs. Papa conduit la voiture et monte les tentes. C’est lui qui devait organiser la dernière semaine mais il s’y est pris à l’arrache, et on l’a passée entre campings nulos et motels crados. Cette histoire résonne avec une enquête réalisée par l’Ifop en 2022 : « Les couples et la charge mentale durant les voyages et les vacances ». 67 % des femmes déclarent en faire plus que leur conjoint. On monte à 72 % chez les classes supérieures. Dans le détail, on apprend que les hommes foutent pas grand-chose à part conduire la bagnole. Et que les femmes gèrent en majorité tout le reste : de la préparation (achats des billets, choix de la destination) à la gestion sur place (repas, courses, ménage). Compte rendu de l’enquête : « Les femmes ne sont jamais autant en vacances que les hommes puisque […] elles subissent toujours les inégalités de répartition des tâches déjà vécues au quotidien tout le reste de l’année. » Ma mère n’était donc pas un cas isolé…
1 Dévorer le monde – Voyage, capitalisme et domination, Payot, 2024.
2 « Les vacances familiales sans départ », Revue des politiques sociales et familiales n° 47, 1997.
3 « Le tourisme est une industrie de la compensation », CQFD n° 167 (juillet-août 2018).
4 Le mot tourisme vient du « grand tour » entrepris par les jeunes hommes des classes fortunées pour découvrir le vaste monde (entendre : consommer de l’alcool, des drogues et des femmes) avant de revenir mener de sages vies. Lire « Du “grand tour” à Sciences Po, le voyage des élites », Le Monde diplomatique, juillet 2012.
5 « Tourisme, un marché du rêve et du divertissement », auto-édition, 2017. Voir aussi la revue De tout bois, Le Monde à l’envers.
Cet article a été publié dans
CQFD n°232 (juillet-août 2024)
Dans ce n° 232, un méga dossier spécial « Flemme olympique : moins haut, moins vite, moins fort », dans l’esprit de la saison, réhabilite notre point de vue de grosse feignasse. Hors dossier, on s’intéresse au fascisme en Europe face à la vague brune, on découvre la division des supporters du FC Sankt Pauli autour du mouvement antideutsch, on fait un tour aux manifs contre l’A69 et on découvre les Hussardes noires, ces enseignantes engagées de la fin du XIXe, avant de lire son horoscope, mitonné par le professeur Xanax qui fait son grand retour !
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Paru dans CQFD n°232 (juillet-août 2024)
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Illustré par Mathilde Paix
Mis en ligne le 05.07.2024
Dans CQFD n°232 (juillet-août 2024)
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