Fauché·es mais autonomes
Débrouilles rurales : « Slalomer entre les contraintes »
On entend parfois, (et souvent de la bouche de classes supérieures urbaines) que les “beaufs” consomment mal et trop, qu’ils gaspillent et passent leur dimanche à MacDo. Pourtant, c’est une tout autre image des pratiques que donne à voir la sociologue Fanny Hugues. Lors de ses travaux, elle a passé plusieurs années à observer les modes de vie de ménages populaires en campagne. Entre « débrouille » au quotidien et économie de tous les jours, la vie en zone rurale, quand on a peu d’argent, est bien souvent moins motivée par la surconsommation que par la nécessité de « faire avec peu ». Source d’inspiration ou signe de paupérisation ? Entretien.
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Dans tes travaux, tu dis qu’il persiste un mode de vie basé sur la débrouille au quotidien dans les campagnes françaises. Une entraide faite d’interconnaissance, qui cherche à mettre à distance l’économie de marché. Comment cela s’incarne-t-il ?
« Tout d’abord, j’ai observé ce mode de vie dans des campagnes françaises variées : l’Est sarthois, le Sud mosellan, le centre finistérien, la plaine ariégeoise, la Haute-Vienne et le Tarn. Les personnes qui pratiquaient la débrouille étaient plutôt agé·es, entre 35 et 80 ans, retraité·es modestes, paysan·nes, petit·es intermédiaires ou ouvrier·es précaires, avec un faible revenu, souvent en dessous du seuil de pauvreté. Ces personnes ont appris depuis l’enfance à bricoler, réparer, faire durer, peu dépenser d’argent et ont conservé ces pratiques tout au long de leur vie. Par contrainte économique, car elles sont souvent précaires, mais aussi par dispositions morales. Elles n’aspirent pas à s’enrichir et préfèrent une forme d’ascétisme économique : “On ne gaspille pas, on ne dépense pas outre mesure.” Ce mode de vie est rendu possible par la présence d’un réseau d’interconnaissance et d’entraide, plus ou moins étendu, sur lequel on peut compter.
« Elles sont fières de savoir se débrouiller par elles-mêmes et de s’extraire au maximum de la marchandisation »
Le collectif Rosa Bonheur1 a observé ce que l’on pourrait assimiler à des formes de “débrouilles urbaines” dans les quartiers populaires, mais celles-ci se déclinent aussi dans les campagnes ! D’autant que l’ancrage rural a sa spécificité et ses avantages : l’accès la propriété est bien plus facile pour les classes populaires. L’espace domestique devient alors l’endroit où va se déployer la débrouille. C’est là qu’on stocke, qu’on fait ses comptes, qu’on transforme, qu’on invite, qu’on bricole, qu’on fabrique, qu’on maintient... Dans les campagnes, on va aussi plus facilement avoir accès à un terrain pour cultiver un potager, ou à une forêt pour récupérer du bois de chauffe. Bien sûr, les formes de débrouille vont différer en fonction des espaces ruraux. Il existe des réseaux d’entraide plus ou moins denses, des accès aux matériaux plus ou moins limités, mais ces modes de vie sont tous fondés sur une forme d’économie de subsistance que les personnes investissent positivement. Elles sont fières de savoir se débrouiller par elles-mêmes et de s’extraire au maximum de la marchandisation : je les appelle les “modestes économes”. »
Ces pratiques leur permettent-elles de mettre le travail rémunéré à distance ?
« En partie. Les modestes économes font des petits boulots indépendants, sont salarié·es à temps partiel, ou bossent par intermittence, en alternant avec du chômage. Plus généralement, le travail de subsistance est prioritaire au travail rémunéré. On va donc chercher à limiter les dépenses au maximum pour ne pas avoir à bosser. Le travail de subsistance permet aussi d’être plus indépendant·es vis-à-vis des institutions administratives, comme la CAF ou France Travail, même si certain·es bénéficient du RSA et de l’AAH. Iels sont aussi à distance des instances locatives du fait de leur statut de propriétaires, ce qui élargit leur marge d’autonomie. Mais il ne faut pas trop idéaliser ces modes de vie : ce sont des autonomies sous contrainte. Les possibilités d’ascension sociale sont limitées et la dépendance à l’État social existe tout de même. Même s’iels savent slalomer entre les contraintes, le risque est grand de tomber dans la galère, c’est-à-dire une très grande précarité, là où l’équilibre entre travail rémunéré et de subsistance est rompu... »
« Pour la plupart des modestes économes, les réseaux d’entraide sont considérés comme plus fiables que l’État social »
Justement les attaques récentes contre les aides sociales, et plus généralement la fin progressive de l’État social, ne mettent-elles pas ces modes de vie en danger ?
« C’est difficile à dire. Indépendamment de l’actualité économique et politique, il n’est pas sûr que les modes de transmission de la débrouille existent autant qu’il y a 30 ou 40 ans. La moitié des 44 personnes que j’ai rencontrées n’ont pas d’enfant, et quand elles en ont, ceux-ci aspirent souvent à d’autres modes de vie que celui de leurs parents et à une certaine ascension sociale. Parfois, la subsistance est mise en danger, car les ressources manquent comme le bois, et les modestes économes doivent alors passer par le marché. La fin de l’État social peut évidemment fragiliser ces modes de vie, mais il existe des stratégies de résistance et d’adaptation quand le refus de consommer est puissamment installé. D’autant que personne ne semble uniquement compter sur l’État, pour s’en sortir : pour la plupart des modestes économes rencontré·es, les réseaux d’entraide sont considérés comme plus fiables que l’État social... »
Est-ce que femmes et hommes pratiquent la débrouille équitablement ?
« Pas vraiment. Alors que dans l’enfance l’apprentissage des savoir-faire techniques est équitablement réparti entre filles et garçons, il se divise avec le passage à l’âge adulte. Les hommes suivent davantage des formations en BTP et prennent en charge les chantiers de rénovation des maisons des un·es et des autres, ou la coupe du bois. Ils se forment progressivement ensemble par la pratique. Les femmes vont donc moins faire, moins apprendre et deviennent pour certaines dépendantes des hommes.
« Contrairement aux débrouilles masculines qui participent à la réputation des hommes, les pratiques des femmes sont peu valorisées et invisibilisées »
Pourtant, ce sont elles qui tiennent la campagne à bien des égards. Elles sont centrales dans l’espace domestique, familial ou associatif2. Mais contrairement aux débrouilles masculines qui participent à la réputation des hommes, les pratiques des femmes sont peu valorisées et invisibilisées. Cependant, j’ai rencontré certaines femmes, souvent célibataires, qui remettent en cause ces normes de genre. Elles vont bricoler ou faire de la mécanique parce que les garagistes tentent souvent plus facilement de les “arnaquer”, par exemple. Elles vont investir des espaces hors du foyer comme le potager, qui est traditionnellement un espace masculin dans le monde ouvrier. »
« Les modestes économes sont économes avant d’être écolos »
Est-ce que les personnes qui se débrouillent politisent leurs pratiques, comme des modes de vie plus soutenables face à la crise écologique ?
« Les modestes économes sont économes avant d’être écolos. Contrairement aux personnes vivant sur des lieux collectifs, souvent diplômées du supérieur et qui politisent leur mode de vie comme exemplaire et radical, les personnes que j’ai enquêtées sont avant tout débrouillard·es par nécessité économique. Parmi elles et eux, certain·es vont tout de même politiser ces pratiques, être critiques du capitalisme et de l’exploitation, mais aussi des dégâts environnementaux de certaines entreprises polluantes comme les voitures électriques, ou du recyclage et de l’envoi de déchets dans d’autres pays... »
Si leurs modes de subsistance sont inspirants par de nombreux aspects, comment rapprocher les aspirations des écolos à la sobriété avec celles des modestes économes ?
« Déjà, il est important de reconnaître que ces personnes et leurs pratiques de subsistance existent. Il faudrait que les nouveaux et nouvelles habitant·es des communes rurales attractives, souvent doté·es économiquement et/ou culturellement, adoptent une posture modeste, prennent conscience de leurs privilèges sociaux. Il s’agirait d’éviter le “salut, c’est mort chez toi, je viens redynamiser !”, alors que leur installation peut produire une forme de gentrification rurale. Il ne faut pas non plus tomber dans la moralisation des pratiques des classes populaires : l’utilisation de vieilles voitures diesel pour ne citer qu’un exemple. Ensuite, on s’intéresse à leurs pratiques et on apprend leurs techniques de bricolage, de potager... C’est peut-être le préalable à la création de liens d’entraide entre ces deux mondes sociaux. Il faudrait également stopper la répression politique de ces modes de vie. Les 15 heures de travail désormais obligatoires pour bénéficier du RSA les mettent en danger. Pour vivre autrement, il faut du temps. Arrachons-le. »
1 Lire La ville vue d’en bas, travail et production de l’espace populaire, éditions Amsterdam, 2011.
2 Lire Des femmes qui tiennent la campagne, Sophie Orange, Fanny Renard, La dispute, 2022.
Cet article a été publié dans
CQFD n°240 (avril 2025)
Dans ce numéro, un grand dossier « ruralité ». Avec des sociologues et des reportages, on analyse le regard porté sur les habitants des campagnes. Et on se demande : quelles sont leurs galères et leurs aspirations spécifiques, forcément très diverses ? Et puis, comment faire vivre l’idée de gauche en milieu rural ? Hors dossier, on tient le piquet de grève chez un sous-traitant d’Audi en Belgique, avant de se questionner sur la guerre en Ukraine et de plonger dans l’histoire (et l’héritage) du féminisme yougoslave.
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Paru dans CQFD n°240 (avril 2025)
Dans la rubrique Le dossier
Par
Illustré par Simon Ecary
Mis en ligne le 11.04.2025
Dans CQFD n°240 (avril 2025)
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