Touché par la grâce

LES AUTRES FOIS, lorsqu’il y a un car qui attend devant l’usine, c’est soit pour un voyage organisé par le comité d’établissement, soit pour un départ de manif à Paris. Aujourd’hui, ça n’a rien à voir. Le car stationne devant les bâtiments de la direction et près d’une trentaine de cadres et chefs de service de l’usine s’y engouffrent. En guise d’accompagnateurs : le directeur flanqué de la chargée de communication, qui n’a pas l’air dans son assiette. Le car a été affrété pour que tout ce beau monde assiste à la messe bisannuelle organisée par la direction générale. Une réunion de cadres, pour les motiver et les booster, parce que, même à leur niveau, on ne sent pas d’enthousiasme ni de confiance dans l’avenir de la boîte. Le directeur général va leur faire une piqûre de rappel en soulignant les objectifs et en citant les deux mois écoulés où il y a eu (enfin) des bénéfices affichés… Tout cela sera accompagné de petits-fours et de champagne, ce qui explique l’emploi du transport en commun, des fois que quelques-uns se jettent sur les coupes de champ’. Il n’y a pas que les prolos qui abusent…

Derrière les vitres teintées des bâtiments de la direction, ça ne se voit pas de l’extérieur,mais tout le personnel administratif est à l’affût, observant ce départ d’un oeil sévère. Rien à voir avec des parents sur le trottoir en train de regarder partir leurs gamins en classe verte. Chaque cadre qui passe est soumis à critique : celui-là harcelait son personnel féminin ; aujourd’hui, même s’il essaie de la jouer vieux beau, il est décati. L’une des observatrices lance qu’il ferait presque peine à voir s’il n’avait été aussi puant auparavant. Une autre de lui répondre que, de toute façon, même avec le Viagra, ça ne marche plus et qu’elles sont enfin tranquilles.

Il y a ce chef de service qui passe. Lui est plus jeune,mais les secrétaires ne l’aiment pas : il fait trop de courbettes au directeur, a toujours le doigt sur la couture du pantalon et ne contredit jamais les directives. Les filles l’observent. Il monte dans le car, puis redescend rapidement, revient vers les bureaux, disparaît puis ressort en se boutonnant la braguette. Il court de peur que le convoi parte sans lui. Les rires et les moqueries fusent. Tout est à l’avenant. Tous les cadres sont installés. C’est l’heure du départ. L’autocar s’ébroue et s’en va : direction La Défense. Lorsqu’il dépasse les barrières de l’usine et disparaît, tout le personnel reprend son poste, dans les bureaux, à l’informatique ou ailleurs. Et c’est là qu’on voit qu’il y a quelque chose de changé : les secrétaires et les comptables se font plus sereines. L’atmosphère est détendue. C’est tout à fait remarquable. Elles font leur boulot, mais à leur rythme, sans la crainte de voir un cador débouler. Et puis quand le boulot est fini, ou sur le point de l’être, tout le monde se rassemble pour un thé, un café, un gâteau…

Dans les ateliers, c’est pareil. Même si les contremaîtres et les pousse-culs sont restés, l’atmosphère a changé. Ça ronronne. « T’as vu, dit Laurent, ils ne sont pas là et ça marche quand même. » Là aussi, il y a moins de stress. Savoir que les chefs ne vont pas leur faire faire des manœuvres risquées, qu’ils ne vont pas venir les engueuler parce que telle machine ne fonctionne pas à son nominal, et l’ambiance change. Cédric surveille ses écrans de contrôle, les pieds sur le bureau, détendu. André épluche délicatement une orange, prenant son temps, le regard ailleurs, cool. Peut-être rêve-t-il à de futures vacances. J’aimerais croire qu’il imagine un avenir sans patron… Voilà, c’est tout. Un moment de grâce quasiment, comme il en existe si peu dans une usine, mais je tenais à en rendre compte, pour partager.

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Paru dans CQFD n°50 (novembre 2007)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Mis en ligne le 17.12.2007