Démocratie patronale

J‘sais pas comment vous dire. C’est au sujet des relations sociales dans ma boîte. Y a quelque chose qui a changé au cours des derniers mois. C’est pas pour dire que c’était mieux avant, loin s’en faut, mais désormais, c’est à couteaux tirés. Les rapports sont houleux, presque violents et ça n’étonne plus personne dans l’usine, toute cette série de séquestrations et autres. Après avoir eu des patrons paternalistes, ou gestionnaires, là on a droit à un directeur plutôt patriarcal. Il semble croire que lui seul détient la vérité et que nous ne sommes que des boeufs. Le « dialogue social », pour lui, c’est juste assener ses vérités et que nous appliquions sans broncher. Une séance de « négociations » consiste à ce qu’il entende les revendications et dise ensuite : « Bon, maintenant, voilà ce que vous devrez dire aux salariés : c’est ma volonté. » Et il n’y a aucune réponse concrète, juste des infos pseudo-économiques ânonnées. On sait qu’au jeu des négociations, on est toujours un peu perdant, mais là, c’est le bouquet.

Un type « droit dans ses bottes » qui applique sans réfléchir les directives de la direction générale. Je ne sais pas si c’est comme ça que sont formés les nouveaux directeurs dans les stages de management, si c’est parce que la DG veut nous casser (le site de Rouen étant plus revendicatif que les autres), ou si c’est une façon d’être naturelle chez Total, dont notre groupe est une filière.

Le directeur, le doigt sur la couture du pantalon, applique sans se préoccuper du comment et du pourquoi, ni de comment nous, prolos, acceptons ou pas. « C’est comme ça », semble être sa philosophie. Il n’est plus qu’une boîte aux lettres qui n’a aucun pouvoir. Évidemment, pour un cadre de ce niveau, ne plus être qu’un appliquant crée des problèmes d’ordre psychologique qui le rendent encore plus rigide. Cette façon d’être s’est imposée petit à petit, avec une direction générale parisienne particulièrement réac. Le PDG disant quasiment à chaque réunion : « La démocratie s’arrête aux bornes de l’entreprise », ce qui n’est pas une information, mais qui, à force d’être assené, donne une idée des gens qui nous dirigent. Les autres patrons la jouent un peu plus hypocrites et pousseraient des cris d’orfraie si on leur disait qu’ils ne sont pas démocrates. Là, au moins, les choses sont claires et ça met dans l’ambiance. Du coup,le climat dans la boîte est à la colère. Partout, dans tous les secteurs, ça grogne et il y a quasi quotidiennement des mouvements sporadiques de grève ou de refus de travail. Même les cadres et les contremaîtres s’en mêlent et s’énervent face au directeur, sentant bien que ça va devenir de plus en plus difficile de tenir les gars et de se faire respecter. Ça grogne d’autant plus que le dernier conflit de décembre (voir les numéros de CQFD de décembre et janvier dernier) a été maté durement et qu’aujourd’hui la direction se trouve avec trois procès devant les prud’hommes sur le dos, ainsi qu’une plainte de l’inspection du travail.

Pour essayer de calmer le jeu, le directeur a instauré une politique de primes octroyées suivant de tels critères qu’elles aggravent encore davantage les choses.Il a voulu pousser au bout la logique du libéralisme,mais,c’est bête pour lui, il s’est encore fourvoyé et ce n’est pas tendance actuellement.

Du coup, vous passez dans n’importe quel secteur, bureau et atelier de l’usine et vous tombez sur des gens qui veulent faire la peau du dirlo.Il y en a qui parlent de coup de boule,d’autres qui sont plus radicaux. On parle aussi de goudron et de plumes. « Comment se débarrasser de son patron ? » est devenu le questionnement récurrent. Reste à franchir le pas. C’était l’ambiance dans l’usine ce mois-ci.

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Paru dans CQFD n°67 (mai 2009)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Mis en ligne le 15.06.2009