Dossier : Conspirationnisme

Théâtre : Le complot jusqu’à l’abîme

Sara : « J’ai peur. Personne n’écoute personne… C’est tout le monde contre tout le monde en quelque sorte… Tu le sens ? Une usine comme ici… où plein de gens travaillent à longueur de journée… Je croyais qu’on s’entendait… qu’on était amis… qu’on s’entraidait, qu’on se soutenait… qu’on était solidaires… Je croyais que c’était différent… C’est toujours comme ça ? »

Julien : Pour le dossier « Conspiration » du prochain CQFD, j’ai bien envie d’écrire un papier sur une pièce de théâtre que j’ai montée il y pas mal d’années : L’usine1 de Magnus Dahlström. Ça se passe dans le secteur de la sidérurgie…

Tewfiq  : Une pièce de théâtre qui traite des conditions de travail des ouvriers dans l’industrie lourde ? Ah oui, je vois… Germinal, genre ? Avec un conflit entre les travailleurs unis et solidaires contre leur patron ?

Julien : Sauf qu’ici, pas du tout ! Non, d’abord il s’agit d’une usine ultra-moderne. Des ordinateurs, une organisation du travail moderne… Le capitalisme de pointe, tu vois. Et justement, les personnages de la pièce ne ressemblent pas du tout à ceux de Germinal ou à un Jean-Pierre Levaray. Là aussi, il s’agit des ouvriers « modernes » et laisse moi te dire… ça fait peur. Tu parlais de solidarité ? Eh bien pas du tout  ! Dans cette pièce-là, les ouvriers se sont lancés dans une guerre de tous contre tous. Brisés, on va dire, par les conditions de travail, les 3x8, l’isolement, les restructurations, le chômage « record dans cette ville » etc. En vrai, les neuf personnages sont du début à la fin en train de se battre, de se disputer, de se martyriser. Et les patrons ? Les actionnaires ? On ne les voit pas du tout. A part une sorte de contremaître et Douglas, l’ouvrier qui a épousé la cause du capitalisme en achetant des actions, en défendant bec et ongles les choix des chefs.

Douglas : « Ce que les hommes inventent, il faudra bien qu’il s’en servent ! » Photo : D.R.
Guillaume Billé in « L’usine ». 2007.

Tewfiq  : Bon, et quel rapport avec le dossier « Conspi » ?

Julien : Ben, le rapport, c’est surtout le personnage de John. Le personnage, on va dire, principal, celui qu’on entend le plus en tout cas. John, c’est le « rebelle ». Le seul qui s’oppose au contremaître, le seul qui critique la nouvelle organisation du travail, les actionnaires, l’état…

Tewfiq  : C’est un camarade, quoi !

Julien  : Pas du tout  ! Parce que, justement, John est lui aussi « brisé ». Il est très loin de n’importe quelle forme de marxisme ou de la simple solidarité. John croit dur comme fer que la cause de tous les malheurs de l’usine… ce sont les extra-terrestres. Et aussi, parfois, les francs-maçons.

Tewfiq  : Je vois  ! C’est un conspirationniste…

Julien  : Voilà. Faut le comprendre, le John  ! Fils d’ouvrier, il a grandi dans cette ville elle-même ouvrière où on imagine que la sidérurgie et la lutte des classes, devaient être les grands schémas explicatifs, les grands axes de sa vie et de la vie de tout le monde. Mais, avec la fin de l’URSS et de la guerre froide, les destructions des solidarités ouvrières traditionnelles, l’émancipation par le travail transformée en souffrance au travail… Ce gars-là, comme ses collègues d’ailleurs, perd ses repères, ses explications du monde. Il lui en faut de nouvelles. Il dit, par exemple  : « Qui peut savoir ce que le gouvernement nous cache ? L’armée. Qu’est-ce qu’elle sait l’armée ? […] Si ça se trouve, le gouvernement est déjà en train de négocier avec les extra-terrestres. » Mais si encore cette folie de John n’était tournée que contre les complots « gouvernementaliens »… Je dis pas  ! Mais en fait, comme il ne peut évidement pas aller se battre contre les aliens ou contre l’armée, il s’en prend à ses collègues qui ne le suivent pas dans ses délires.

Tewfiq  : Je comprends. Dis, ça a l’air de virer à l’ultra-violence cette pièce !

Julien  : Je ne te le fais pas dire  ! C’est même tout à fait atroce. On pourrait résumer la pièce à une question  : que va devenir la classe ouvrière dans notre monde ultra-moderne. Eh bien, c’est pas beau à voir  ! L’action se passe en deux jours dans la salle de repos informelle de l’usine. Là, les ouvriers s’engueulent et toutes les scènes sont des combats entre les travailleurs. On découvre petit à petit leurs angoisses, leur violence, leurs haines. Par certains aspects, ils apparaissent comme monstrueux. Sinon ce sont des journées de boulot « normales »… Sauf qu’à la fin du premier jour, Sirpa se suicide et qu’à la fin du second c’est Rolf, l’handicapé, qui est lynché par ses camarades. Douglas, tel un « socialiste » de chez-nous, reprend à son compte la doxa capitaliste  : « Et puis des réformes structurelles étaient indispensables, ça tu le sais aussi bien que moi. Sinon plus personne n’aurait de travail par ici. […] C’est comme les membres malades  : il faut les amputer si on veut sauver le reste du corps. C’est comme ça  ! » Il y a aussi Einar, le vieux de la vieille, dépossédé de son savoir-faire qui rêve que l’usine disparaisse avec lui. Ou encore Léna qui déteste tout le monde et surtout ses collègues féminines… Et je passe sur la misogynie macabre de Sven pour qui « une femme bonne, c’est une femme morte »  ! Sara est un autre personnage important car c’est la nouvelle. Elle arrive avec ses illusions de solidarité, d’entraide… qui sont les nôtres. Elle déchante vite et devient le souffre-douleur des autres. Je me souviens que je disais aux comédiens avec qui je montais la pièce que tout ce qu’ils avaient à dire c’est « connard ». Pendant plus de deux heures, les personnages ne font que s’insulter, essayer de se détruire. En réalité, si complot il y a, c’est bien celui de ce capitalisme industriel qui transforme les travailleurs en ces sortes de monstres, mi-machine mi-animal, qui perdent tout contact avec les réalités, qui perdent tout le sens des luttes.

Tewfiq  : J’imagine que ça ne se finit pas hyper bien  !

Julien  : A la fin, en effet, John se découvre une nouvelle théorie  : Rolf, le travailleur handicapé et brûlé, serait en réalité l’ancien patron victime d’un accident à la fonderie, revenu dans l’usine pour « espionner », pour se venger. Au cours d’une scène incroyable, il arrive à unir les rancœurs de ses collègues contre ce pauvre Rolf qu’ils finissent par lyncher sauvagement avant de retourner bosser. D’ailleurs, je te laisse, il est tard. Il faut que je l’écrive ce papier  !

Tewfiq  : Tu sais, ton papier, tu devrais l’écrire sous forme de théâtre  ! Ça ferait genre mise en abîme.

« Douglas  : C’est vrai, il faut qu’on bosse. Qu’on fasse bouillir la marmite.

Einar : Une chose est sûre : il faut bosser.

Sara : Vous ne comprenez pas ? Vous l’avez tué  !  »

Par Nicolas De La Casinière.

La suite du complot :

Test-Quiz : « Quel conspirationniste êtes-vous ? »

« On nous cache tout ! »

Résurrection


1 L’usine de Magnus Dahlström, traduit par Terje Sinding, Les Solitaires Intempestifs, 2002.

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