Six Feet Under

« Quand je tousse, je me demande tout le temps si c’est une bronchite ou… » Dominique laisse sa phrase en suspens mais on comprend tout de suite de quoi il est question. Désormais Dominique vit avec l’amiante, depuis qu’un scanner des poumons lui a découvert des plaques pleurales occasionnées par des fibres de cette merde. Il s’en doutait un peu, le Dominique, à force de tresser des joints, de meuler et de réparer des pièces contenant de l’amiante  ! Une grande partie du personnel a été exposé. Mais, comme tout le monde, il pensait être passé au travers lorsque l’heure du départ en retraite a sonné.

Par Efix.

Parce que Dominique est militant et s’occupe depuis des années de la santé au travail, il a très vite porté plainte contre la boîte auprès du tribunal des affaires de la Sécurité sociale. Dominique était d’autant plus motivé qu’il voyait quotidiennement l’état de son copain et ex-collègue, Lucien, se détériorer à cause de la même intoxication. Lucien est d’ailleurs décédé, il y a peu de temps, et ses derniers jours d’asphyxie ont été particulièrement pénibles.

La procédure juridique a duré longtemps mais Dominique a gagné au bout du compte. La faute inexcusable a été reconnue contre l’usine qui a dû verser de fortes indemnisations. Ça ne redonnera pas des poumons neufs à Dominique mais ça contribue à lui donner la pêche pour continuer à se battre, pour obtenir la reconnaissance par l’administration que l’usine est bien un lieu où l’amiante est omniprésent. Ce qui pourrait entraîner quelques compensations pour ceux et celles qui y travaillent. Comme un départ en retraite anticipée. Malgré les délais et les difficultés, Dominique, avec d’autres, n’a pas l’intention de baisser les bras.

Au cours de mes chroniques précédentes, j’ai déjà évoqué le problème de l’amiante, la situation des copains intoxiqués, les dénégations des différentes directions. A chaque fois qu’il faut ouvrir un four ou un appareillage, se pose la question de la présence, ou pas, de ce poison. Et s’il en est trouvé, c’est une bataille de chiffres sur les valeurs d’exposition tolérées. Alors qu’on sait que, quel que soit le taux, il y a un risque. Décider d’arrêter un atelier pour désamianter, ce sont des semaines supplémentaires de production en moins. Forcément, ça pousse la direction à minimiser pour redémarrer au plus vite.

Jusqu’à l’interdiction de son utilisation en 1997, l’amiante a été présenté comme un produit miracle de faible coût, inodore, de haute performance technique et sans effet direct. Pourtant sa nocivité était reconnue dès 1906  ! A Condé-sur-Noireau (Calvados), une usine de tissage de fils d’amiante voyait ses ouvriers et ouvrières tomber comme des mouches. La maladie professionnelle liée à l’amiante a été reconnue en 1945 comme entraînant des maladies plus sévères que la silicose des mineurs. D’importantes mesures de prévention ont été instituées à partir de 1972, mais l’interdiction définitive n’est intervenue qu’en 2005 au niveau de toute l’Europe. Et encore, rien n’est fini. Des pays comme l’Inde en sont toujours de gros consommateurs et les vendeurs et lobbyistes de l’amiante sont actifs partout dans le monde en passant par des portes dérobées.

L’amiante est une catastrophe sournoise qui n’éclate pas d’un seul coup, parce que la maladie est souvent très longue à se manifester. Pourtant les cas recensés sont de plus en plus nombreux  : plus de 100 000 victimes annoncées  ! Et c’est loin d’être fini. La présence d’amiante ne se limite pas aux lieux de travail. Dans les habitations datant d’avant 1972 (mais souvent encore après), il est admis qu’il y a, pour le moins, des traces d’amiante. Que ce soit dans les sols, dans les murs ou dans les toitures (vous reprendrez bien un peu de fibrociment ?). Il est certain que le désamiantage est une action compliquée et présentant un risque non négligeable de polluer les poumons de ceux qui le pratiquent. C’est pourquoi les pouvoirs publics ont longtemps préféré jouer la montre et laisser les populations exposées à ce produit cancérigène en n’agissant qu’au coup par coup. L’état assume donc le fait qu’il va y avoir des milliers de morts, cela coûtera toujours moins cher que les travaux à engager.

Bon, oui, je sais, c’est le début de l’année, j’aurais pu être plus positif… Même pas !

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Paru dans CQFD n°128 (janvier 2015)
Dans la rubrique Je vous écris de l’usine

Par Jean-Pierre Levaray
Illustré par Efix

Mis en ligne le 12.02.2015